Des hommes couleur de ciel est un livre à tiroirs qui raconte l’immigration de deux frères tchétchènes vers l’Europe : l’un traqué par sa famille parce qu’homosexuel, l’autre glissant vers le terrorisme. Dès les premières pages, les notifications pleuvent sur les téléphones de La Haye : le terroriste de 17 ans, Kirem Akhmaïev a commis un attentat dans un lycée, il est toujours en fuite.
La ville paisible se lance dans une chasse aux responsables, passant au crible l’histoire et les secrets des Tchétchènes les mieux intégrés – tous désormais suspects. Une enquête qui met en péril les plus fragiles d’entre eux : ces « hommes couleur de ciel » (périphrase par laquelle on désigne les homosexuels en Tchétchénie) qui avaient émigré dans l’espoir de pouvoir y être enfin eux-mêmes. Quelques pages plus tard, les narrateurs se croisent et dévoilent au lecteur les identités incompatibles qui se tapissent au fond d’eux et que l’immigration contraint au silence.
Double histoire
Les racines du roman plongent dans une rencontre, il y a douze ans, entre Anaïs Llobet et un homme tchétchène : « C’était si tabou d’être homosexuel dans sa culture qu’il s’était construit une deuxième identité – tout à fait à part et très compartimentée de sa vie tchétchène, explique, de passage à Paris, l’auteure, qui est journaliste à Chypre pour l’AFP. Une deuxième personne à l’intérieur de lui. Pourtant, il vivait aux côtés de sa famille qui, si elle l’apprenait, l’aurait fait tuer. » Sur cette rencontre frappante vient ensuite se greffer le désir de rendre compte, par la fiction, des réactions divergentes qu’ont pu faire naître les attentats de Boston, Paris et Bruxelles, au sein des communautés tchétchènes exilées en Europe. La double histoire est incarnée par deux frères : « J’ai retracé un parcours commun à beaucoup de fratries tchétchènes qui ont mal tourné : avec un déracinement, un passage par l’Asie centrale et une pression du frère aîné sur le cadet. »
« J’ai retracé un parcours commun à beaucoup de fratries qui ont mal tourné : déracinement, passage par l’Asie centrale et pression du frère aîné sur le cadet. »
Lorsque Anaïs Llobet entreprend l’écriture de ce deuxième roman (après Les Mains lâchées, Plon, 2016), elle est correspondante de l’AFP à Moscou. Son arrivée en Russie, deux ans plus tôt, a pour toile de fond l’annexion de la Crimée et la crise diplomatique qui s’en est suivi. Elle se lie avec des Tchétchènes, ce qui lui vaut rapidement quelques mises en garde : « Pour mes amis russes, je jouais avec le feu. Je m’approchais de personnes qui portaient un danger dans leur ADN. » Anaïs Llobet décide de restituer dans son manuscrit les brisures et les haines qui ont enfanté les guerres et poursuivent encore et toujours Russes et Tchétchènes. « Un racisme hérité de deux guerres – l’une commencée en 1994, l’autre en 1999 – qui ont marqué les psychés des deux peuples. » Elle a choisi de faire correspondre ces dates, dans son roman, avec la naissance des frères ennemis : « L’histoire des personnages est aussi pour moi marquée par celle, tragique, de leur pays » ; ces séquelles, les personnages ne les confient qu’en secret au lecteur.
« Code de l’honneur »
Le roman d’Anaïs Llobet se fait aussi et surtout l’écho des guerres que se livrent les Tchétchènes au sein de leur communauté. Les crimes commis pour « laver l’honneur du clan » : à l’encontre de la femme adultère, de la fille ayant perdu sa virginité avant le mariage, et des homosexuels. « Avant, explique-t-elle, le code de l’honneur tchétchène était restreint à la famille proche ; le président Ramzan Kadyrov, par les persécutions qu’il inflige aux homosexuels, par ses discours, exhorte chacun, dans le pays, à se porter garant de la “pureté” du sang tchétchène. »
« Comment parvenait-il à vivre, même en Europe, avec deux identités si incompatibles et au sein d’une famille qui représentait un danger pour lui ? »
Quand ils y parviennent, les homosexuels fuient à l’étranger, mais ils ne sont plus en sécurité nulle part : désormais n’importe lequel de leurs compatriotes peut s’arroger le droit de les assassiner au nom de l’honneur. Anaïs Llobet poursuit : « Je connais cinq cas de victimes qui ont réussi à fuir après des tortures, l’un d’eux est toujours porté disparu. »
Comme pour son précédent livre, Anaïs Llobet est venue à l’écriture de ce deuxième roman par une question à laquelle elle espérait que le truchement d’une intrigue et de personnages lui apporterait une réponse : « La dualité de mon ami tchétchène était ma grande interrogation : comment parvenait-il à vivre, même en Europe, avec deux identités si incompatibles et au sein d’une famille qui représentait un danger pour lui ? » Ce climat de terreur dans les familles et la communauté fournit la matière même du récit.
Haine de soi
La fiction rend alors audibles les conflits de loyauté, la haine de soi qui accompagne l’exil et le souhait inavouable de gommer l’identité première – celle qui porte en elle la condamnation à mort. L’auteure développe : « A travers mon personnage d’Oumar, je voulais explorer trois immigrations : celle, physique, entre les deux pays, le parcours de l’homosexualité cachée à l’homosexualité vécue, mais aussi l’apprentissage d’une nouvelle langue, domaine dans lequel l’injonction d’intégration est la plus forte. » En tant que Tchétchène, Oumar n’a même pas vraiment de mot pour dire son homosexualité : « L’immigration, c’est aussi l’expérience de l’intraduisible. »
Anaïs Llobet raconte également comment son manuscrit a évolué, sous l’influence de son éditrice, Lisa Liautaud : « Elle m’a incitée à faire plus de place au personnage d’Alissa, qui représente le modèle absolu d’intégration, dont on n’imagine pas qu’il puisse vaciller. » Des hommes couleur de ciel expose la fragilité de ces identités à la déflagration des attentats. Qui achève de les faire voler en éclats.
CRITIQUE
Des langues comme des alertes
Des hommes couleur de ciel, d’Anaïs Llobet, L’Observatoire, 224 p., 17 €.
Le récit en puzzle raconte l’immigration à La Haye d’une fratrie tchétchène divisée. Oumar vit son homosexualité en secret, au péril de sa vie, tandis que Kirem prépare un attentat. Le roman choral se nourrit des facettes, bien distinctes, que les narrateurs montrent à leurs différents interlocuteurs, selon qu’ils sont tchétchènes ou non. La vraie confidence n’est faite qu’au lecteur.
Ces fragments identitaires impulsent au texte sa forme et son rythme. Devoirs faits en classe, faisceaux de SMS, messages postés en ligne, les éclats de récit sont partout, dilués dans la forme romanesque, tous porteurs de vérités dangereuses pour des personnages qui peinent à les dissimuler. L’écriture s’empare de la vitesse des réseaux. Quand l’attentat a lieu, les victimes, encore enfermées dans le gymnase où il est perpétré, documentent elles-mêmes les faits. Posts, commentaires, l’auteure transpose la forme virtuelle et en fait une sorte de « live littéraire », dans lequel le langage a lui aussi cédé à l’urgence et à la panique.
Tout comme les médias, la connexion généralisée entre aussi dans la mécanique narrative. Elle étale, exhibe, expose au danger des « hommes couleur de ciel » dévoilés malgré les kilomètres, les noms d’emprunt et les mensonges soigneusement orchestrés. Dans l’espace décloisonné des réseaux, nul ne peut désormais se cacher.
Dans le labyrinthe du récit, Anaïs Llobet fait sonner les langues comme des alertes. Le tchétchène des menaces, mais aussi des souvenirs d’enfance, le russe laissé par l’ennemi en héritage des guerres, et la langue de l’exil qui a permis pour un temps d’être soi.
EXTRAIT
« Que se serait-il passé si elle n’avait pas entendu le murmure de Makhmoud ? Chez eux, quand un adieu s’accompagnait d’une demande de pardon, le meurtre n’était jamais loin. Pendant un très court moment, Alissa avait hésité : c’était une histoire de famille. On ne se mêle pas des histoires de famille. Les frères tuent leurs cousins, les pères tuent leurs fils. Ils ont leurs raisons et le rôle des femmes est de pleurer les morts, non d’empêcher les armes de tirer ou les mains d’étrangler. On enterre le corps en silence et on affirme aux étrangers qu’une maladie fulgurante l’a placé sous terre. Une incurable gangrène de haine.
Surtout ne pas juger, ne pas évoquer la douleur de ceux qui ont tué.
Mais Alissa n’était plus tchétchène, elle était néerlandaise. Surtout, elle avait décidé d’aider la police. » Page 42
Maylis Besserie (Collaboratrice du « Monde des livres »)