La plus petite des « républiques » de la fédération de Russie (moins de 500 000 habitants) est entrée en ébullition le 4 octobre, lorsque, sur le perron du Parlement local, le chef de cette région à majorité musulmane, Iounous-bek Evkourov, en fonction depuis dix ans, a annoncé qu’un accord sur la nouvelle définition des frontières avec la Tchétchénie voisine avait été ratifié. Lancée depuis la foule, une bouteille a sifflé à ses oreilles. En réaction, des gardes ont tiré en l’air.
Le soir même, les protestataires envahissaient la principale artère de Magas, déterminés à ne « jamais » accepter un tel accord qui impliquerait, selon leurs calculs, la perte de 9 % de leur territoire grand comme un confetti à l’échelle russe. « 38 341 hectares en moins pour être exact », précise Isabela Ievloieva, les cheveux enveloppés d’un foulard à fleurs. A 36 ans, cette mère de famille de quatre enfants, journaliste à Alif TV, un canal musulman qui émet en russe, s’est imposée comme la porte-parole du mouvement.
« Manifestations sans précédent »
« Depuis le début, notre chef [Evkourov] nous a menti, insiste-t-elle, et cela a unifié tous les Ingouches, quels que soient leurs désaccords. » « Ces manifestations sans précédent réunissent des citoyens, les élites et même parfois les forces de sécurité. Il n’existe aucun exemple de ce genre en Russie sous Poutine », confirme Ekaterina Sokirianskaïa, spécialiste du Caucase et fondatrice du Centre d’analyse et de prévention des conflits à Moscou qui s’est rendue sur place. Fait rarissime, des policiers locaux ont en effet pris fait et cause pour les manifestants, empêchant la garde nationale russe de les déloger de l’espace public.
Après l’entrée en vigueur le 16 octobre, malgré tout, de l’accord contesté, le rassemblement a été suspendu. Mais déjà un nouvel appel a été lancé pour revenir occuper le même espace le 31 octobre, sous les fenêtres de la télévision régionale impassible. Un congrès ingouche avec le renfort de la diaspora est également annoncé, et les organisateurs de la fronde affichent leur volonté de se tourner vers la Cour européenne des droits de l’homme ou la Ligue islamique mondiale si le recours déposé devant la Cour constitutionnelle ingouche n’aboutit pas. En principe, ce recours devrait être examiné le 25 octobre. A 1 700 km au sud de Moscou, la mobilisation ne faiblit pas.
Aucune réunion de conciliation, y compris en présence du représentant personnel de Vladimir Poutine dans le Caucase du Nord, Alexander Matovnikov, et du chef du département de politique intérieure du Kremlin, Andreï Iarine, n’est parvenue jusqu’ici à désamorcer les tensions. La dernière rencontre a été boycottée par les opposants au projet. Car le sujet des frontières a réveillé un traumatisme ancien.
Dans le giron russe
Unis avec les Tchétchènes dans une seule et même république à l’époque soviétique, les Ingouches, comme l’ensemble des peuples du Caucase russe, ont été déportés en 1944 par Staline au Kazakhstan. Mais, seuls ces derniers, à leur retour treize ans plus tard, n’ont pas récupéré l’entièreté de leur territoire dont une partie a été cédée à l’Ossétie du Nord.
Après la chute de l’URSS, l’Ingouchie avait fait le choix, cependant, de rester dans le giron russe, à la différence de la Tchétchénie qui réclamait son indépendance. En 1992, ce petit territoire, qui a accueilli de nombreux réfugiés au cours des deux guerres russo-tchétchènes, est officiellement devenu l’un des 85 sujets de la Russie, adoptant son propre drapeau, sans qu’aucune frontière n’ait jamais été formellement définie avec le voisin tchétchène. Resté en suspens, le tracé est depuis lors à l’origine de tensions récurrentes.
« Depuis vingt-six ans, il y a toujours eu des disputes sur la définition des frontières et chacun a essayé de dire son mot sur cette question (…). Des commissions des deux régions ont effectué un grand travail depuis 2009 », a tenté de plaider Iounous-Bek Evkourov, un ancien militaire qui commandait les forces russes à Pristina en 1999, pendant la guerre du Kosovo. Sans résultats autres que de renforcer la détermination des manifestants.
« Le 4 octobre, les violations ont été nombreuses au Parlement, accuse Zakri Mamilov, un député indépendant attablé dans un café de Magas. Nous n’avons même pas eu le temps de prendre connaissance du texte qui nous a été présenté au dernier moment, sur une page, alors que tous les détails figuraient dans les annexes, poursuit l’élu de 70 ans. J’ai moi-même vu trois de mes collègues voter contre, et seuls 7 ou 8 députés ont voté pour, mais selon le décompte officiel, il y a eu 17 voix pour, 3 contre et 4 nuls. »
Les Ingouches se sentent lésés. Dans cette région pauvre où le chômage atteint des niveaux record, la terre devient le symbole d’une résistance farouche. « Pour comprendre comme c’est important, il faut savoir qu’un habitant sur dix seulement a du travail et qu’en Russie la densité moyenne de la population est de 6 habitants au km², alors qu’elle est de 180 ici. La Tchétchénie possède un territoire cinq fois plus grand. Ce transfert n’a aucune justification », martèle Barakh Tchemourziev, l’un des piliers du comité d’organisation qui réunit les « anciens » de cette société traditionnelle comme des plus jeunes.
« Ambitions comme Napoléon »
Revenu il y a un an sur sa terre natale après avoir longtemps enseigné l’économie à Saint-Pétersbourg, ce dernier a acquis une véritable notoriété en fondant plusieurs organisations sociales. Les tensions s’accroissent, il ne dort donc plus chez lui et ne se déplace plus qu’accompagné d’un « témoin ». Dans la nuit du 6 octobre, Oleg Kozlovsky, un chercheur d’Amnesty International envoyé à Magas pour observer les manifestations, a été enlevé à l’entrée de son hôtel, battu, et soumis à des simulacres d’exécutions par des hommes se réclamant des services de sécurité.
Nombre d’Ingouches rencontrés font remarquer que la portion de territoire cédée à la Tchétchénie comporte trois gisements de pétrole, inactifs en raison d’une forte teneur en soufre, mais potentiellement sources de revenus. Mais ils sont encore plus nombreux à dénoncer les prétentions de Ramzan Kadyrov, le chef implacable de la Tchétchénie, qui a réduit au silence toute opposition sur ses terres. « Il a des ambitions comme Napoléon », laisse tomber Barakh Tchemourziev. « Kadyrov a l’intention de créer la grande Tchétchénie, il veut s’imposer dans tout le Caucase », affirme Nourdine Kodsoiev, un historien.
« Nous n’avons rien contre nos frères tchétchènes mais ne voulons pas vivre dans le monde de Kadyrov ! », tempête Khadija, une enseignante de langue russe à la retraite. L’implication des femmes dans la fronde ne surprend ici personne. A plusieurs reprises, Para Partchieva a pris la parole en public, dans les rues de Magas, au point d’acquérir le surnom de « Mère Ingouchie ». Résidente en France, cette spécialiste en linguistique de 81 ans, n’a pas hésité à prendre l’avion pour rejoindre les manifestants. « J’ai très peur, mais c’est une question de dignité et de survie de notre identité, ce n’est pas une question matérielle », dit-elle en français.
Ramzan Kadyrov s’est moqué de la présence de ces femmes ingouches dans la révolte qui secoue la région. Puis il s’est fait menaçant, lors d’une réunion filmée par la télévision tchétchène. « Si vous êtes des hommes, venez sur mon territoire et essayez de faire au moins une manifestation. On verra si vous en sortez vivants. »
Finalement, dans la soirée qui a suivi la prière de vendredi, il a fini par franchir lui-même la « frontière », en treillis militaire, pour se rendre à la tête d’un imposant cortège, à Sourhahi, dans le village d’un notable ingouche. Alertés par les réseaux sociaux, des jeunes se sont précipités sur place. Tendue, la réunion s’est finalement conclue par des propos apaisants de part et d’autre. Mais l’alerte a été chaude. Sitôt après, l’appel pour le 31 octobre a circulé de plus belle.
Isabelle Mandraud (Magas, Russie, envoyée spéciale)