Un mois après la prise d’otages à Moscou, le “parti de la guerre” l’a emporté et toutes les amorces de négociations ont tourné court. Un recensement truqué et l’annonce d’un référendum sur une Constitution tchétchène dissimulent mal la poursuite des hostilités.

“Tous les jours, des Tchétchènes sont tués ; tous les jours des jeunes gens meurent et, tous les jours, des gens sont enlevés et des corps retrouvés. Il est impossible d’attendre que des négociations commencent : quelque chose doit être fait.” C’est ainsi qu’au Parlement russe, le député tchétchène Aslanbek Aslakhanov a tenté, fin novembre, de justifier le dernier projet inventé par le Kremlin pour donner à l’Occident l’impression qu’un processus politique avait été lancé, Moscou refusant plus que jamais de négocier avec les rebelles. Ce “quelque chose”, c’est un référendum prévu en mars 2003 en Tchétchénie pour adopter une Constitution “tchétchène” élaborée à Moscou, en prélude à des élections locales.

Ce scénario se préparait en fait depuis plus d’un an, avec l’aide d'”experts” du Conseil de l’Europe, prompt à croire les assurances de Moscou sur les progrès d’une “normalisation” en Tchétchénie. Mais cet été, après trois années de massacres, de viols et de tortures, les opérations de guérilla ont redoublé d’intensité. Deux raisons ont été avancées pour expliquer ce regain de violence.

D’abord, l’unification des rangs rebelles opérée en juin sous le signe de l’islamisme : de façade ou non, elle aurait suffi à relancer la pompe à finances alimentée par le Golfe (seuls soutiens restant à la portée d’une résistance ailleurs ostracisée) . Ensuite, l’expulsion des combattants réfugiés en Géorgie : ils ont marché jusqu’à leurs bases en Tchétchénie, chargés d’équipements frais, et notamment de missiles antiaériens qui ont accéléré le rythme des chutes d’hélicoptères russes.

A l’automne, des voix se sont donc élevées, au sein même des administrations “pro-russes” de la République tchétchène, pour récuser la tenue d’un scrutin, tant que la guerre ne faiblit pas. Il a alors été promis qu’aucun vote n’aurait lieu en Tchétchénie avant fin 2003, date des élections législatives en Russie. Mais depuis, la Russie a organisé le recensement de la population de la Fédération, donnant des résultats quelque peu stupéfiants pour la Tchétchénie : 1 080 000 habitants, soit le double des estimations données jusque-là par les organisations humanitaires et les fonctionnaires russes eux-mêmes. Qui plus est, un chiffre supérieur à la population tchétchène avant les deux guerres, les massacres, les camps de réfugiés…

Les témoignages abondent d’ailleurs sur la façon dont les chefs d’administrations locales ont reçu instruction de trouver le nombre d’habitants requis pour le recensement, et sur l’absence de simple souci de camoufler la supercherie. “Ni moi, ni aucun de mes voisins, n’avons reçu la visite de recenseurs”, a ainsi déclaré au Monde une habitante de Grozny. Ainsi, le jour où un référendum aura lieu, les électeurs, parmi les quelque 500 000 habitants réels de Tchétchénie, pourraient bien tous voter contre la Constitution : celle-ci sera néanmoins déclarée adoptée grâce au volant de 500 000 “âmes mortes” enregistrées lors du recensement.

LE PLAN BASSAEV

Est-ce pour cela que Vladimir Poutine a relancé le projet de référendum, prévu en mars 2003, lorsqu’il lui a fallu annoncer “quelque chose” après la crise des otages qui, en octobre, a porté la guerre en plein coeur de Moscou ? Le flot de désinformation déversé alors par les médias, y compris sur la responsabilité du président indépendantiste, Aslan Maskhadov, dans la prise d’otages, a renforcé encore la haine antitchétchène en Russie et lié les mains de M. Poutine qui, disait-on, en était venu à chercher réellement les moyens de négocier. “Il faut cesser d’en évoquer la possibilité pour au moins six mois”, avait alors déclaré le député Grigori Iavlinski, pourtant un des rares à y avoir été favorable.

La vaine recherche d’un Tchétchène “pro-russe” capable d’apaiser le conflit a donc repris au Kremlin. De même que les éternelles tentatives de “tchéchéniser” la guerre, avec la création de divers contingents de police tchétchènes, dont on attise les rivalités par crainte de les voir constituer une force susceptible d’être retournée, un jour, par les rebelles.

La guerre devient donc de plus en plus une “sale” guerre et les maquis, de plus en plus dominés par les “islamistes”, continuent à servir de refuge aux innombrables jeunes sans papiers. Un des principaux chefs de ces maquis, Chamil Bassaev, condamné par Aslan Maskhadov après qu’il eut revendiqué la prise d’otages, s’est posé en porte-parole de la résistance en lançant, en novembre, un appel aux pays de l’OTAN pour qu’ils imposent à Moscou un processus de paix.

Son plan en cinq points – cessez-le- feu, libération des milliers de Tchétchènes détenus, compensations aux pertes tchétchènes morales et matérielles, retrait des troupes russes et création d’une zone démilitarisée de 100 km – est accompagné de mises en garde : “Les Tchétchènes ont le droit et la possibilité de mener sur le territoire de leurs agresseurs des actions équivalentes à celles menées par les Russes en Tchétchénie”, dit-il, en ajoutant : “Nous vous prévenons qu’une nouvelle génération arrive : celle de dizaines de milliers d’orphelins dont les pères et mères ont été tués par le régime russe.”

Sophie Shihab

Aslan Maskhadov dit s’être rendu à Grozny

Le président indépendantiste tchétchène, Aslan Maskhadov, a fait, fin novembre, un séjour clandestin de trois jours à Grozny, pour la première fois depuis la prise de la ville par les Russes en février 2000, a assuré, dimanche 1er décembre, son porte- parole à l’AFP. ” Pure désinformation “, a commenté un responsable pro- russe, Abdoul-Khakim Soultygov. Les militaires russes, massivement présents dans la capitale tchétchène, avec des dizaines de postes de garde fortifiés, dominent la situation dans la journée. Mais la nuit, ils restent retranchés dans leurs casernes et le matin, la circulation ne reprend qu’après un fastidieux contrôle anti- mine sur les routes. Aslan Maskhadov, supposé se cacher dans une région montagneuse d’accès difficile dans le sud de la Tchétchénie, avait été élu en janvier 1997, sous les auspices de l’OSCE, mais le Kremlin ne reconnaît plus sa légitimité depuis qu’il a relancé la guerre en Tchétchénie en septembre 1999. – (AFP.)

Le Monde
International, mardi 3 décembre 2002, p. 2

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