Comment relier l’histoire de la Tchétchénie à l’exercice de ces droits ? Dans le dictionnaire encyclopédique soviétique de 1980, il est dit : « En 1810, l’Ingouchie a rejoint la Russie de son plein gré. En 1859, la Tchétchénie y a été rattachée. »
Mais quelle réalité se cache derrière ces deux dates distantes de 50 ans ? Une mer de sang. Le « Valerik » de Dostoïevski, le « Hadji Mourat » de Tolstoï. Les victoires des armées russes, semblables à celle rapportée par Souvorov à l’impératrice Catherine : « Dieu merci, l’affaire se termine par un succès, seulement voilà, tous les Tchétchènes ont été tués. »
Et voici quelques citations de documents sortis du secret au début des années 90, et, j’en ai peur, à nouveau mis au secret. Année 1922 : « En Tchétchénie, un combat acharné pour le pouvoir est en cours au nom de la libération nationale et de la religion… En liaison avec ces événements, la direction du parti local a préparé un plan d’opération de désarmement de la population de la région autonome de Tchétchénie avec l’aide du commandement militaire du Caucase nord. »
Année 1925 : « Rapport du commandement militaire du Caucase nord sur l’opération de désarmement en Tchétchénie » : « L’opération était construite sur le désarmement accéléré… des régions les plus favorables aux bandits, avec utilisation maximale de la répression… Un groupe a entouré le village d’Atchkoï… a ouvert le feu sur le village de Zoumsoïa, grâce à l’artillerie et aux avions. Le groupe s’est approché du village de Kela, a ouvert le feu, les avions ont lancé des bombes sur Nakhtchou-Kelo… Pour soumettre Ourous Martane, on a eu besoin de 900 tirs d’artillerie et de bombardements aériens. On a réussi à prendre en otages près de 300 bandits… »
Cette « manière de convaincre » était également en cours dans les années 30.
Le 31 janvier 1944, une résolution du comité d’Etat à la Défense décide « la déportation de toute la population de Tchétchéno-Ingouchie au Kazakhstan et en Kirghizie ». Toute la population enfants, femmes, vieillards y compris. Les hommes en âge d’être appelés sous les drapeaux étaient au front. Le 24 février, en vingt-quatre heures, plus d’un demi-million de personnes sont embarquées dans des wagons de marchandises et transportées à travers tout le pays jusqu’à leurs lieux de déportation. En chemin, plus du tiers des déportés périssent.
Et, le 7 mars 1944, suit un décret du présidium du soviet suprême de l’URSS sur la liquidation de la République de Tchétchéno-Ingouchie. La décision est parfaitement dans l’air du temps : « pas de peuple, pas de problème ».
Aujourd’hui, nous avons à nouveau la guerre, pas celle de la Russie impériale ou de l’URSS stalinienne, mais celle de la nouvelle Russie dite démocratique. Cette Russie a seulement onze ans, mais la guerre en Tchétchénie dure déjà depuis huit ans. De manière très arbitraire, on distingue deux guerres. La première, qui a été déclenchée par Eltsine dans l’espoir qu’une petite guerre victorieuse lui donnerait un nouveau mandat présidentiel. Il n’y a pas eu de victoire mais il a gagné l’élection.
La deuxième guerre a été en apparence la réponse de la Russie à l’invasion du Daguestan par les groupes les plus extrémistes de Tchétchénie. Une réponse aussi, a-t- on expliqué, aux explosions d’immeubles remplis de civils en septembre 1999, dont les coupables n’ont pourtant jamais été identifiés ni nommés. Ces événements ont apporté une victoire éclatante à Poutine lors des élections, et de nouvelles épreuves encore plus cruelles à toute la population de Tchétchénie.
Mais c’est en fait toujours la même guerre. Celle que menaient Souvorov, Ermolov, Lénine, Staline, Eltsine, et que mène aujourd’hui Poutine. C’est la même géographie. Les mêmes villages d’Atchkoï Martane et de Chali. Les mêmes bombardements et tirs d’artillerie. Le même « maximum de répression » de la part des Russes. Seule différence, la langue russe s’est enrichie d’un mot. Au lieu de parler de « prendre les gens », elle parle « des nettoyages ».
Avec la prise d’otages de Moscou, il y a quelques jours, a commencé la nouvelle étape de ce combat sans fin. Certes, il ne peut y avoir de justification à l’acte de terrorisme qui a été commis. Mais l’opération menée pour la libération des otages et le mensonge qui l’entoure laissent sans réponses de nombreuses questions qui peuvent être résumées en une seule : qu’est-ce qui était plus important pour le pouvoir, sauver les gens ou se venger des bandits ?
Cette opération a fait apparaître la totale absence de volonté de paix du pouvoir russe, et son utilisation cynique d’une tragédie à la fois nationale et personnelle (pour ceux qui ont souffert), dans le but de durcir la guerre déjà cruelle menée contre les Tchétchènes. La guerre est devenue totale, ouvertement ethnique. A tel point que tous les Tchétchènes sont en droit de se demander s’il y a une place pour eux sur cette terre !
Le pouvoir russe est habitué à mentir à sa population. Maintenant cette expérience, sous couvert du slogan de la lutte contre le terrorisme international, est transposée dans les démocraties occidentales. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’affaire du Tchétchène Akhmed Zakaïev, représentant spécial du président tchétchène, Aslan Maskhadov, dont Moscou demande l’extradition. Si les autorités judiciaires du Danemark donnent raison aux Russes, cette affaire dépassera de loin le destin d’un seul homme. Elle deviendra le destin de tout le peuple tchétchène, aujourd’hui déjà acculé à un tel degré de désespoir que les réfugiés tchétchènes ont été jusqu’à demander au président du Kazakhstan de les laisser revenir sur le lieu de la déportation stalinienne.
Formellement, l’affaire de l’extradition de Zakaïev paraît étrange. Zakaïev a été amnistié par la loi d’amnistie de 1997, il a ensuite mené des négociations avec des militaires russes et a rencontré des personnalités officielles. Mais l’exigence d’extradition crée l’impression qu’après la prise d’otages de Moscou les organes de maintien de l’ordre russes ont désigné sans preuve en Zakaïev le « responsable » de tout : de l’entrée de 50 hommes en armes dans la capitale russe ; de leurs propres erreurs qui ont mené à la mort 136 otages (et selon certaines sources jusqu’à 200) ; et du fait que les troupes russes ont fusillé les bandits (notamment les femmes kamikazes qui avaient perdu conscience) au lieu de les présenter devant un tribunal.
La demande du parquet sur l’extradition de Zakaïev est indubitablement faite sur ordre du pouvoir exécutif russe. Voilà pourquoi deux circonstances importantes, qui représentent un obstacle absolu à l’extradition de n’importe quel pays de l’Union européenne, y sont ignorées.
1) La peine de mort n’est pas abolie dans notre pays, mais seulement suspendue, et la Douma peut la rétablir à tout moment.
2) En Russie, les tortures réalisées dans n’importe quel poste de police, dans n’importe quel lieu de détention, sont quotidiennes. Des centaines, si ce n’est des milliers, de cas de tortures ont été révélés dans les dernières années par Amnesty International et d’autres organisations de droits de l’homme.
Dans les prochains jours, la justice danoise prendra une décision. J’espère qu’elle sera libre de toute pression politique. Mon espoir est fondé sur la confiance que j’ai en l’indépendance des organes de justice des pays européens démocratiques. Et sur le souvenir de l’exploit des Danois, qui en 1939 arboraient des étoiles jaunes en réponse à la pression de l’Allemagne hitlérienne.
Elena BONNER
Historienne, ancienne dissidente, veuve d’Andreï Sakharov.
Texte traduit du russe par Laure Mandeville.
Le Figaro, no. 18136
vendredi 29 novembre 2002, p. 14