Environ 130 000 réfugiés demeurent toujours en Ingouchie, la république voisine de la Tchétchénie, dans le Caucase du Nord. Mais les autorités russes veulent les forcer à rentrer chez eux.

Des poules courent sur la terre battue entre les tentes. De petites rigoles ont été creusées pour canaliser l’eau de pluie. Certains ont même planté quelques légumes, en alignement régulier, autour de leur maison de tissu.

Le camp de Bart, à Karabulak, en Ingouchie, a l’allure d’un provisoire qui dure. De 500 à 600 réfugiés tchétchènes vivent là depuis trois ans, sur ce terrain qui jouxte une usine désaffectée, à une dizaine de kilomètres de la Tchétchénie. Onze camps semblables existent en Ingouchie. Certains accueillent plusieurs milliers de réfugiés. Tant bien que mal, la vie s’y est organisée depuis trois ans. Le camp de Bart abrite une école, une mosquée et un dispensaire, sous une tente où une équipe de Médecins du monde officie. Les réfugiés vivent jusqu’à 20 personnes dans ces grandes tentes militaires kaki en épaisse toile doublée. A l’intérieur, ils ont l’électricité, et de petits réchauds à gaz permettent de conserver un peu de chaleur, alors que la température descend en hiver, à l’extérieur, jusqu’à moins 10 degrés. Le sol est fait de planches posées côte à côte, afin de ne plus piétiner dans la boue.

Les réfugiés craignent les opérations de « nettoyage »

La vie au camp de Bart est difficile. Mais les réfugiés qui y demeurent n’envisagent pas de rentrer en Tchétchénie. « Je veux bien rentrer demain si ma sécurité est assurée, dit Assia, une mère de famille qui a quitté la Tchétchénie en septembre 1999. Mais, là-bas, on peut être tué n’importe quand. » Les habitants des camps craignent les opérations de « nettoyage », lorsque l’armée contrôle un village ou un quartier à la recherche de combattants. « J’ai un fils de 18 ans. Je sais qu’il ne fait pas la guerre. Mais qui me croira si on l’arrête ? », demande Zariema, elle aussi réfugiée depuis trois ans.

Tous sont parfaitement au courant de ce qui se passe de l’autre côté de la frontière grâce aux parents qui viennent leur rendre visite. Beaucoup vont régulièrement à Grozny pour obtenir un papier administratif ou visiter un proche. Mais ils ont peur de se réinstaller en Tchétchénie, où ils s’estiment en danger, à la merci des agissements arbitraires de l’armée fédérale.

Le camp de Bart risque pourtant de fermer bientôt. C’est du moins ce qu’a annoncé le gouvernement tchétchène pro-russe. En visite à Karabulak, le 29 octobre, le premier ministre tchétchène pro-russe, Stanislav Iliasov, a expliqué que le camp serait démantelé mi-décembre. Le tour des autres camps d’Ingouchie viendra ensuite, et tout cela avant le 20 décembre.

Ce n’est pas la première fois que les autorités tchétchènes pro-russes tentent d’organiser le rapatriement des 130 000 réfugiés qui vivent en Ingouchie, pour partie dans des camps, pour partie dans d’anciennes usines, des étables, ou chez des particuliers. Déjà, l’an dernier, le ministère des situations d’urgence avait tenté d’organiser des rapatriements. Mais c’est la première fois que les autorités évoquent une fermeture des camps.

Par ailleurs, la pression s’est un peu accrue sur les réfugiés depuis que des détachements de l’armée fédérale se sont installés, il y a trois semaines, autour des camps les plus proches de la frontière. Officiellement, ils sont là pour « éviter les provocations ». Ils admettent aussi qu’ils cherchent à décourager l’infiltration de combattants dans ces camps.

Les ONG redoutent l’isolement de la Tchétchénie

Des soldats fédéraux ont également pris position dans les montagnes du sud de l’Ingouchie, afin de mieux contrôler la frontière avec la Géorgie.

Des réfugiés ont été arrêtés à l’intérieur même des camps par des militaires venus de Tchétchénie. « Parfois, la nuit, les soldats tirent. Ou bien dans la journée, ils viennent dans les camps. Ils demandent à acheter de l’alcool. Les gens ont peur », dit Timur Akiev, de l’association Mémorial à Nazran.

Jusqu’à présent, l’Ingouchie, république voisine de la Tchétchénie, était plutôt parvenue à demeurer une zone neutre, à l’écart du conflit. Les réfugiés y trouvaient un abri tandis que l’armée fédérale n’y était pas présente. Les choses ont changé depuis juin. L’ex-président ingouche, Rousslan Aouchev, a été battu, lors de l’élection présidentielle, par un candidat fortement soutenu par le Kremlin, Mourat Ziazikov, un ancien membre du FSB (ex-KGB). Du coup, le contrôle des réfugiés tchétchènes se fait plus étroit. La pression s’accroît pour qu’ils partent. Cette politique des autorités russes est officiellement dictée par un désir de « normalisation », alors que le Kremlin ne cesse de répéter que l’heure est maintenant à la réinstallation de la paix civile en Tchétchénie. Mais il s’agit également de pouvoir mieux tenir en joue cette population. Les associations humanitaires craignent que l’accès à ces Tchétchènes devienne plus difficile, alors qu’il est très compliqué pour elles de circuler en Tchétchénie à cause du grand nombre d’autorisations qu’il faut obtenir auprès de l’administration russe.

Si les camps d’Ingouchie sont démantelés, cela va signifier que la Tchétchénie sera encore un peu plus étroitement encerclée. La frontière tchétchéno-ingouche était la dernière encore largement ouverte aux Tchétchènes. Depuis l’été dernier, la frontière avec la Géorgie a déjà été fermée par une opération conjointe de la Russie et de la Géorgie. Le risque est que se reconstituent, en Tchétchénie, des camps de tentes identiques à ceux d’Ingouchie, mais cette fois, à l’abri des regards.

Le responsable du camp de Bart a beau promettre trois mois de nourriture sous forme d’aide humanitaire à ceux qui acceptent de partir, très peu de réfugiés ont pour l’instant accepté de rentrer en Tchétchénie.

GUILLEMOLES Alain

La Croix
MONDE, mercredi 20 novembre 2002, p. 6

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