Depuis deux siècles, les Tchétchènes tentent de chasser les Russes. Ces dernières années, une poignée de nationalistes ont trouvé finances et armes auprès du mouvement islamiste international.

Le chef des preneurs d’otages illustre à lui seul la dérive d’une partie de la guérilla tchétchène. Nationaliste dans les discours, phagocyté en grande partie par les islamistes dans les faits. Le 12 octobre, les forces russes l’avaient donné mort, tombé « à la suite de bombardements aériens et de tirs d’artillerie » en Tchétchénie. Un an auparavant, la police tchétchène prorusse avait déjà annoncé l’avoir tué. La troisième fois aura été la bonne. Movsar Baraïev a été éliminé avec la quasi-totalité des hommes et femmes de son commando venus porter le fer au coeur de Moscou. Bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, visage émacié, il est le seul des quelque 50 terroristes montés à l’assaut de la capitale russe à être apparu sans cagoule. L’arrivée brutale sur le devant de la scène tchétchène de ce jeune islamiste de 23 ans en dit long sur l’état de la mouvance indépendantiste, et de la Tchétchénie tout entière, après dix ans de chaos, et trois ans d’une « deuxième guerre », depuis 1999, particulièrement dévastatrice pour la population civile, qui subit maintes exactions.

De son vrai nom Movsar Souleimanov, le jeune chef du commando avait pris le patronyme de son oncle, Arbi Baraïev, chef de bande tué en avril 2001 par l’armée russe. Pendant la première guerre de Tchétchénie (de 1994 à 1996), le pays a connu une vraie autonomie, mais aussi l’anarchie. Les chefs de guerre sont puissants. Certains d’entre eux prennent « sous leur protection » les islamistes radicaux venus de l’étranger au milieu des années 90. Ceux-ci leur apportent leurs bras pour les combats, mais aussi la manne venue des pays du Golfe au nom de la cause wahhabite qu’ils prônent.

Le plus connu de ces combattants arabes est le Jordanien Khattab, tué en mars 2002. Il s’allie avec le Tchétchène Chamil Bassaïev, qui mène en 1995 une spectaculaire prise d’otages, retenant 1 500 Russes à Boudennovsk (sud de la Russie). Les deux hommes mèneront ensemble l’incursion au Daguestan au cours de l’été 1999, qui débouchera sur la deuxième guerre de Tchétchénie. Lors de ce conflit encore en cours, Khattab et ses hommes vont lancer nombre d’actions contre l’armée russe, portées au crédit de Bassaïev.

Arbi Baraïev, l’oncle du chef des preneurs d’otages du théâtre de Moscou, évolue dans l’entourage de Khattab. « Celui-ci le considérait comme son meilleur élève, assure Roustam Kaliev, journaliste tchétchène. Il lui a facilité l’accès aux sources de financement extérieures. » Car si les liens entre Tchétchènes et Al-Qaeda, promptement mis en avant par Moscou, ne sont pas prouvés, la mouvance islamiste de la guérilla tchétchène a d’incontestables connexions étrangères. Dès la fin de la première guerre, au milieu des années 90, des volontaires venus d’Iran, de Syrie, du Pakistan, de Jordanie et d’Egypte créent une sorte de petite légion islamiste. Les mercenaires étrangers se marient à des femmes tchétchènes et s’installent dans des villages, comme à Ourous- Martan, où l’on applique la charia de façon radicale. Les 4 x 4 neufs défilent dans le village, les armes abondent – apportées en contrebande de Géorgie ou d’Ingouchie ou achetées aux soldats russes, à 100 dollars la kalachnikov.

Ces islamistes étrangers ne sont guère populaires parmi la population tchétchène. Au nom du wahhabisme, ils s’opposent aux traditions, aux structures claniques. Mais leur savoir- faire de guérilleros professionnels, souvent acquis en Afghanistan ou en Bosnie, crée des émules parmi les jeunes combattants tchétchènes. Le président Aslan Maskhadov, élu en 1997 à la tête de la république caucasienne, ne parvient pas à contrer efficacement les islamistes. Plus tard, il s’y refusera même, considérant qu’il n’en a pas les moyens : ses propres forces gouvernementales sont divisées et peu nombreuses.

Maskhadov va payer cher cette indécision. A partir de 1999, la relance de la guerre par les Russes viendra confirmer cette montée en puissance des islamistes radicaux dans le camp indépendantiste tchétchène. Ils ne sont pourtant guère nombreux : 3 000 ou 4 000 au maximum à leur apogée, dont seulement quelques dizaines d’étrangers. Ceux-là, que les Russes comme les Tchétchènes appellent « les Arabes », viennent en réalité de tous les pays qui alimentent la nébuleuse du djihad islamiste international. Et même de France : en 2000, Xavier Djaffo, de mère française et de père béninois, s’aventure dans le Caucase. Colosse au yeux verts, père d’un enfant resté en France, il a rencontré Zacarias Moussaoui au lycée de Perpignan. Installé à Londres après une maîtrise d’économie, il s’y convertit à l’islam. Devenu « Massoud al-Benin », il apprend l’arabe, fréquente les mosquées fondamentalistes, avant de partir combattre en Tchétchénie avec le bataillon des Martyrs Abdus Samad. Il est d’abord blessé par un tir de mortier qui lui arrache la jambe, puis tué par des soldats russes.

En trois ans de guerre, les combattants tchétchènes ont subi de très lourdes pertes. Mais les guérilleros les plus actifs seraient aujourd’hui des islamistes radicaux – on les estime à 300 ou 400 -, répartis en une dizaine de groupes. Le groupe d’Arbi Baraïev était de ceux-là, réputé pour recruter parmi les toxicomanes ou les parias de la société traditionnelle, bannis de leur clan. A ces paumés des montagnes il imposait une discipline de fer. C’est ce groupe que le chef du commando de Moscou, Movsar Baraïev, avait récupéré. Et c’est avec lui, sans doute enrichi d’éléments extérieurs, qu’il a monté l’opération du théâtre.

Aslan Maskhadov, le président indépendantiste tchétchène, a condamné l’opération terroriste. Cet ancien officier de l’Armée rouge, aux galons gagnés en Afghanistan, s’est toujours refusé à toute attaque visant des civils. Mais trois ans de guerre, d’exactions répétées de l’armée russe et de « normalisation » sans cesse annoncée et jamais accomplie ont laissé le leader tchétchène à la merci d’une mouvance qui est toujours minoritaire au sein de la population. L’été dernier, cette évolution s’est traduite par une nouvelle répartition du pouvoir au sein du gouvernement en exil. Maskhadov a d’abord fait de Chamil Bassaïev son chef des opérations militaires. Puis il a promu d’autres chefs tchétchènes très liés aux « barbus », tel Movladi Oudougov, résidant au Qatar, ou Zelimkhan Iandarbiev. Cet ancien président par intérim – après la mort en 1996 du premier leader indépendantiste, Djokhar Doudaïev – est surtout connu pour sa capacité à actionner la pompe à finances saoudienne.

Ces nominations ont beau être présentées par l’entourage de Maskhadov comme la preuve de sa mainmise sur toute la rébellion tchétchène, elles démontrent en fait le contraire. Les maigres troupes sont du côté des islamistes, les sources de financement également. Les succès militaires, réels, contre les troupes russes (un hélicoptère et un avion abattus cet été) sont le plus souvent attribuables à leurs hommes ou à leur argent. Cette mise sous influence n’a évidemment pas échappé à Moscou. Elle est même le meilleur des arguments de Poutine pour persister dans la guerre de Tchétchénie, au nom de la « lutte contre le terrorisme international ». En feignant d’ignorer que la question tchétchène a des causes bien plus profondes. Et qu’elle dure depuis deux siècles.

Encadré(s) :

Femmes martyres

Depuis, son fait d’armes est chanté à travers des cassettes vendues sur tous les marchés du pays. Un phénomène récent datant de l’introduction du wahhabisme dans la société tchétchène.

Sophie Lambroschini

A la fin du XVIIIe siècle, alors qu’elle se cherche un débouché sur la mer Caspienne et la mer Noire, la Russie tsariste de Catherine II bute, au coeur du Caucase, sur le « peuple des montagnes », les Tchétchènes, musulmans qui refusent la domination russe. Ils résistent avec une fougue qui force l’admiration de leurs adversaires. Mais il ne s’agit pas d’un roman de Tolstoï et c’est le début d’une histoire dont les pages sont écrites en lettres de sang. Une histoire de haines, de massacres et de tragédies…

Staline, né en Géorgie, sera impitoyable. Entre 1932 et 1937, il fait exécuter plus de 80 000 Tchétchènes. Puis, en 1944, en quelques jours, il déporte la quasi- totalité de la population vers l’Asie centrale dans des conditions inhumaines : à cause du froid et de la disette, un tiers des Tchétchènes disparaissent.

Entre 1996 et 1999, la Tchétchénie vit donc une semi-indépendance. Elle est si chaotique que la seule industrie rentable semble être l’enlèvement d’étrangers et les trafics en tout genre. Les rivalités entre groupes armés et clans rivaux empêchent Aslan Maskhadov, successeur de Doudaïev, de gouverner sa petite république. La loi du plus fort fait office de Constitution. A l’automne 1999, un des chefs de guerre tchétchènes, le rival de Maskhadov, Chamil Bassaïev, dont les liens avec les fondamentalistes saoudiens, avec le FSB (l’ex-KGB) mais aussi avec certains proches d’Eltsine, dont Boris Berezovski, sont connus, se lance à l’assaut du Daguestan, une république russe voisine de la Tchétchénie, pour y installer une république islamiste.

Romain Gubert

Lorsque la guerre en Bosnie a pris fin, la Tchétchénie est devenue une destination de prédilection pour les islamistes européens qui rêvaient de participer au djihad planétaire. « Pour la Tchétchénie, la plupart partaient de Londres, envoyés par Kettab », précise Ali Laïdi, journaliste et auteur d’un excellent livre, « Le jihad en Europe ». Pour Laïdi, la mort en Tchétchénie, entre 1998 et 2000, du meilleur ami de Moussaoui a sans doute joué un rôle dans l’itinéraire de l’éventuel vingtième homme des attentats du 11 septembre.

Mireille Duteil

Sophie Lambroschini; Olivier Weber; Emmanuel Saint-Martin

Le Point, no. 1572
Monde, vendredi 1 novembre 2002, p. 52

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