Les actes terroristes liés à la guerre de Tchétchénie ne sont certes pas une nouveauté pour la Russie : prise d’otages dans un hôpital du Caucase en 1995, immeubles qui explosent à Moscou, etc. Mais rien n’a été aussi impressionnant et inexplicable que cette prise de plus de sept cents otages en plein coeur de la capitale. Comment un commando de cinquante personnes a-t-il pu parvenir jusqu’à Moscou ? S’emparer d’un théâtre ? Le bourrer d’explosifs sans être en rien gêné dans ses activités ? De quelle complicité a-t-il bénéficié ? L’enquête de la Prokuratura doit répondre à ces questions.
Mais, au lendemain de l’assaut, qui a eu raison des preneurs d’otages et dont le bilan est dramatique, il faut évaluer cette entreprise terroriste : manifestation de désespoir des Tchétchènes ou tournant dans un combat déjà long ? Episode proprement russe ou bien événement à inscrire dans le cadre du mouvement terroriste international ? Et quelles leçons le président russe doit-il tirer de cette tragédie pour sa politique en Tchétchénie ?
Peut-être faut-il rappeler pour commencer que le contentieux russo-tchétchène et ses violences ne remontent pas à 1999, ni à la chute de l’URSS, mais qu’il plonge ses racines dans un passé lointain.
C’est en 1783 que, Catherine II ayant étendu l’autorité de la Russie à la Géorgie, ses armées commencent à harceler les montagnards du Caucase du Nord et trouvent, en face d’elles, la résistance acharnée des Tchétchènes.
Dès ce moment, les Tchétchènes rêvent, et cela durera plus de deux siècles, de rejeter les Russes hors du Caucase.
L’URSS disparue, le rêve sembla devenir réalité quand Boris Eltsine invita tous les peuples sujets de l’ex- URSS et de la Russie « à prendre autant d’autonomie qu’ils pourraient en absorber ». La petite Tchétchénie s’installa alors dans un état de quasi- indépendance, mais devint aussi le carrefour de toutes les formes de criminalité : enlèvements des personnes contre rançons, pompage permanent du pétrole de l’oléoduc russe qui passe par Grozny, trafic d’armes et de capitaux, route de la drogue vers la Russie et l’Europe. Les Tchétchènes, mais aussi des Russes, sont bénéficiaires de ces trafics.
Quand on s’avisa à Moscou de l’existence d’un tel abcès criminel aux confins de la Fédération de Russie, dans un Caucase déjà agité, ce fut la guerre, et même deux guerres sans résultats. Mais entre 1990 et 2000, la scène politique tchétchène changea brutalement. Au milieu de la décennie, des mouvements islamistes plus ou moins radicaux sont venus se greffer sur la situation maffieuse, donnant une apparence de cohérence idéologique aux activités des Tchétchènes. L’Arabie saoudite, qui depuis près d’un quart de siècle étend ses réseaux à la périphérie musulmane de l’ex-URSS, finance les mouvements qui se réclament de l’Islam et entraîne ceux qui combattent la Russie. La Tchétchénie devient alors à la périphérie de la Russie un poste avancé de la lutte islamiste, et les Etats-Unis y trouvent leur avantage comme ils l’ont trouvé à soutenir les Talibans jusqu’en 2001. Il s’agissait alors pour eux de repousser la Russie de cette région où le pétrole de la Caspienne, ses voies de circulation constituent des enjeux économiques considérables pour le siècle à venir.
Le 11 septembre, les Etats-Unis prendront conscience de leur aveuglement et cesseront de faire la guerre économique à la Russie par islamistes interposés. Poutine, grand pragmatique, les aidera dans cette réévaluation politique en affirmant sans hésiter sa solidarité avec les Etats-Unis et en en donnant des preuves dans le combat mené dès lors contre les Talibans. Mais, au Caucase, les effets de cette politique sont durables. La vieille lutte nationale tchétchène contre la Russie recouverte du drapeau vert de l’Islam est en passe, comme « guerre sainte », de gagner tout le Caucase, on l’a vu au Daghestan lors du raid de Chamyl Bassaiev en 1999. Pour la Russie, la seconde guerre de Tchétchénie est marquée par la hantise d’endiguer l’indépendantisme aux couleurs de l’islam avant qu’il n’emporte tout le Caucase du Nord et gagne les Tatars et les Bachkirs de la Volga. Les vingt millions de musulmans de Russie sont un enjeu de taille pour les deux parties.
Dans ce contexte, que signifie exactement la prise d’otages ? L’explication la plus plausible est celle d’une tentative des Tchétchènes pour sortir du piège où les conséquences du 11 septembre les ont enfermés. L’adhésion de Poutine à la lutte antiterroriste des Etats-Unis lui a permis d’inscrire la résistance tchétchène dans la catégorie des mouvements terroristes, donc laissé toute latitude pour la briser.
En refusant de négocier avec les terroristes mais il n’avait pas le choix , Poutine a démontré à ses compatriotes sa capacité à restaurer l’ordre intérieur ; et au monde extérieur, aux Etats-Unis avant tout, la sincérité de son adhésion au combat commun contre le terrorisme. De surcroît, en demandant le pardon du peuple russe pour le prix payé au rétablissement de l’ordre il avait déjà agi ainsi lors de la tragédie du Koursk , Poutine marque bien qu’il est le patron responsable et, en l’occurrence coupable, des vies humaines perdues. Sa stature d’homme d’Etat, son autorité sortent renforcées de cette crise.
Mais la tragédie ayant pris fin, c’est l’heure des comptes. Lors de son élection, Vladimir Poutine s’était engagé à restaurer la paix en Tchétchénie. Le drame de Moscou atteste, s’il en était besoin, qu’il n’en est rien. Sur les causes de cet échec, Evgeni Primakov, l’ancien premier ministre, a présenté peu avant le drame la meilleure analyse. L’armée a eu depuis trois ans seule la responsabilité de régler le problème tchétchène. Echappant à tout contrôle politique ou judiciaire, cette armée, discréditée par la guerre perdue d’Afghanistan, se livrant à toutes sortes de trafics pour retrouver quelque peu sa splendeur perdue, s’est livrée en Tchétchénie aux pires démons : violences, exactions, refus de toute légalité.
A une guerre où les lois de la guerre et du monde civilisé ont été ignorées, les Tchétchènes ont répondu par le recours à l’Islam souvent dans sa version extrémiste. Et la part de la population qui voulait seulement vivre en paix n’a eu de choix qu’entre la fuite et l’adhésion au radicalisme.
Point n’était besoin de Ben Laden pour organiser la prise d’otages même si le président Poutine a de sérieuses raisons d’y déceler aussi les influences et le financement de réseaux étrangers. Mais s’il est vrai que le terrorisme en Tchétchénie fait aujourd’hui partie de l’ensemble terroriste international, c’est en Russie que s’opposent l’armée russe et, derrière elle, le pouvoir russe et un peuple de Russie. A une telle situation, une réponse confiée aux seuls militaires ne suffit pas, pas plus probablement qu’une simple réponse politique. La guerre de Tchétchénie se situe sur le sol de la Russie, entre peuples de Russie, on ne saurait y appliquer aucune solution expérimentée ailleurs, telle par exemple la solution algérienne de 1962.
Pour le président Poutine, l’intégrité territoriale de la Russie est une donnée fondamentale du problème, qui doit être résolu dans ce seul cadre. Mais il faut désormais que dans la quête d’une solution le pouvoir politique « coiffe » le pouvoir militaire, le contrôle, le soumette à ses propres vues et s’engage, parallèlement à lui, dans la recherche d’une réponse politique à la longue confrontation avec les Tchétchènes. Il faut aussi que le président russe sache éviter au pays, à la population russe exaspérée aussi par le terrorisme tchétchène, la tentation d’un nationalisme exacerbé et de l’hostilité à l’égard des Caucasiens qui vivent en milieu russe.
En dépit du nombre élevé de morts que la prise d’otages a causé, Vladimir Poutine sort renforcé de l’épreuve. Mais son avenir et celui de la cohabitation des peuples en Russie dépend des conclusions qu’il tirera de l’événement.
Hélène CARRERE D’ENCAUSSE
L’Académie française
Dernier ouvrage paru : Catherine II, un âge d’or pour la Russie (Fayard, 600 p.)
Le Figaro, no. 18109
mardi 29 octobre 2002, p. 1,14