– La prise d’otages avait-elle été longuement planifiée et mûrie ?
Tout l’indique. Dans une interview, réalisée à l’intérieur du théâtre pendant la prise d’otages par la chaîne de télévision russe NTV et diffusée après l’assaut, l’un des preneurs d’otages, masqué, affirme que l’opération a été préparée pendant deux mois : « Nous sommes venus plusieurs fois au spectacle », reconnaître les lieux, affirme-t-il avant de préciser qu’à l’origine : « Nous voulions prendre autre chose, mais ça n’a pas marché. » Autres constats à l’appui : l’importance numérique de ce commando, 50 hommes et femmes armés, tous prêts à mourir, disposant d’explosifs et de véhicules agissant simultanément en plein coeur de Moscou. Cette opération, lourde, a été longuement mise en place et réfléchie.
– Quelles étaient les motivations des preneurs d’otages et qui étaient les commanditaires de l’opération ?
Les motivations de l’action entreprise par les terroristes étaient doubles. D’une part, une revendication politique : arrêter la guerre en Tchétchénie. De l’autre, une proclamation de foi. Femmes en tchadors noirs, désir de s’immoler pour l’Islam et de répondre à la « volonté d’Allah », fronts ceints de versets du Coran : toute la symbolique du martyr a été déployée. Et les deux motivations affichées ont été constamment entremêlées. Comme en témoigne une déclaration du chef du commando terroriste : « Notre groupe s’appelle les kamikazes de l’Islam et notre but est d’arrêter la guerre en obtenant le retrait des troupes » fédérales de Tchétchénie.
Quant au commanditaire, il s’agit selon le chef du commando, de Chamyl Bassayev « notre émir militaire suprême ». Un journaliste anglais ayant rencontré le chef du commando, Mousvar Baraev, a rapporté que celui-ci lui avait dit que c’était « une action commune de Chamyl Bassayev et d’Aslan Maskhadov », le chef de la rébellion tchétchène. Les porte-parole d’Aslan Maskhadov ont nié toute implication du chef de la rébellion. Deux possibilités donc. Soit Aslan Maskhadov, qui a voulu récupérer récemment les extrémistes en nommant le sulfureux Chamyl Bassayev chef des opérations militaires au sein d’un nouveau conseil de défense, s’est fait déborder. Soit, il a donné son feu vert. Pour Moscou, la seconde option étant la bonne, Maskhadov ne serait plus un interlocuteur. S’il s’avérait que le chef de la rébellion, qui dispose toujours d’une importante aura dans la communauté tchétchène, s’est fait duper, il pourrait conserver un rôle dans des discussions.
– Quelles peuvent être les conséquences d’un aussi lourd bilan ?
En Russie, la mort de plus d’une centaine de civils ne devrait pas provoquer de réactions particulières. Pour plusieurs raisons. D’abord, parce que la violence est une donnée inhérente à l’histoire du pays. A ce jour, la mort de milliers de soldats en Tchétchénie et de dizaines de milliers de civils n’a jamais provoqué la moindre réaction de masse. De plus, le message transmis par le pouvoir est extrêmement clair : les civils tués l’ont été en héros, ils sont morts pour la patrie : « Nous n’avons pu sauver tout le monde, a dit Vladimir Poutine. Pardonnez-nous. » Le 28 octobre a été décrété journée de deuil national. A l’étranger, en revanche, l’opération menée par les Russes devrait être perçue comme un carnage. La violence de la méthode étonnera vraisemblablement. Le côté impitoyable aussi. Quelques heures à peine après l’assaut, les télévisions russes ont longuement diffusé en boucle les images sanglantes des cadavres des terroristes tués, s’attardant sur les mares de sang, les postures figées, les corps démantelés, les armes abandonnées. Le message est clair : « Voici ce qui arrive à ceux qui se placent en travers de notre chemin. » Une symbolique renforcée et mise en scène par Vladimir Poutine qui, lors de sa déclaration solennelle, a abordé ce thème : « Les ordures armées, a-t-il dit, n’ont pas d’avenir. Alors que nous, oui : Nous avons prouvé qu’il est impossible de mettre la Russie à genoux. »
– Peut-on parler d’un « 11 septembre » russe ?
C’est ce qu’affirment implicitement les autorités russes. Dans sa déclaration, Vladimir Poutine pointe du doigt « le terrorisme international », et n’a pas un mot sur la Tchétchénie, source pourtant du problème. Selon les informations actuelles, les membres du commando seraient tchétchènes et l’une de leur motivation était politique. De plus, à la différence des modes d’action d’Al Qaida, il ne s’agissait pas d’une attaque destinée à provoquer immédiatement la mort et le carnage, donc à susciter un sentiment de terreur absolue. Il s’agissait de dénoncer un conflit en cours en usant de moyens terroristes. La presse russe a surnommé les femmes kamikazes ayant participé à la prise d’otages les « veuves noires » : celles-ci auraient été mariées à des rebelles tchétchènes tombés lors des combats ou auraient perdu des enfants ou de la famille proche. C’est vraisemblablement le cas des autres membres du commando. La seconde guerre de Tchétchénie engagée depuis 1999 est d’une violence extrême et fait de la république caucasienne une terre de désespoir. Dans le drame, Al Qaida intervient, mais en ombre portée. C’est ce que déclare un porte-parole du département d’Etat, à Washington : « Aucune indication sur un lien direct. » Des relations ont bel et bien été nouées entre les extrémistes de la rébellion tchétchène et Al Qaïda. Mais il s’agit de liens, pas du coeur. Pour les idéologues d’Al Qaida, la Tchétchénie et le peuple tchétchène qui « a des griefs et des inquiétudes légitimes », selon Washington, n’est qu’une terre de mission. Tout comme l’Afghanistan l’a été ou d’autres pays le seront…
– Le dénouement de cette crise constitue-t-il une victoire pour Vladimir Poutine ?
A court terme, oui. Dans l’immédiat, le président russe sort renforcé de la crise. Il n’a pas cédé et est resté d’une intransigeance totale. Ce fut un homme de fer, un homme de marbre, un homme en acier glacé, sûr de la justesse de son analyse initiale : « Il faut les buter jusque dans les chiottes. » Vladimir Poutine a confirmé tant ses propos de candidat que sa réputation. Cela va plaire à de nombreux Russes : « Pour une fois que la Russie réussit quelque chose », s’est exclamé un auditeur sur la radio Echo de Moscou. Mais, aussi, provoquer des inquiétudes légitimes : tout au long de la crise, l’absence de débats a été stupéfiante, les médias ont été domestiqués, l’information a été tronquée, les familles de victimes traitées avec indifférence. Qu’importe : « La Russie n’a pas été mise à genoux », s’est félicité Vladimir Poutine qui ne va, sous doute, pas hésiter, à renforcer encore plus son autorité et son assise sur un pays mobilisé et prêt à la guerre : « Nous devons apprendre, de concert à vivre en paix et à faire la guerre. Comme Israël », assurait à la radio le sociologue proche du Kremlin, Gleb Pavlovski.
– Va-t-on assister à un durcissement politique en Russie ?
Sans nul doute. « Nous allons assister, a déclaré à la radio l’écrivain Chenderovitch, à une vague d’hystérie patriotique, avec des démonstrations de muscle, jusqu’à ce qu’un nouvel acte terroriste se produise. » De la Tchétchénie, il ne sera plus fait mention. Les premiers signaux adressés par le pouvoir ont été très clairs. Moscou entend verrouiller toute expression d’un problème en Tchétchénie et ne lésinera sur aucun moyen. Des menaces ont été formulées très directement auprès du gouvernement danois afin qu’il interdise un congrès tchétchène qui doit s’ouvrir lundi à Copenhague. Le rapporteur du Conseil de l’Europe sur la question tchétchène, Lord Judd, a, lui, été prié de démissionner par Moscou. Paris est également en ligne de mire : l’ambassadeur de France à Moscou a été convoqué à la suite d’une manifestation de Tchétchènes organisée samedi dernier à Paris. Un centre culturel tchétchène a été fermé en Azerbaïdjan. La Géorgie va être soumise également à des pressions renouvelées.
– Quelles conséquences pour la Tchétchénie ?
Déjà effroyable, la situation ne peut qu’empirer. Moscou a annoncé des « modifications » de son opération militaire sur place. Après les derniers événements, « le travail des policiers et des soldats va être réorganisé », a annoncé le vice-ministre de l’Intérieur qui n’a pas donné de précisions. Si cela est possible, la botte russe va s’enfoncer encore plus impitoyablement dans la boue tchétchène.
Patrick de SAINT EXUPERY
Le Figaro, no. 18108
lundi 28 octobre 2002, p. 4