Alexeï Kondravtsiev, chercheur à l’Institut d’études orientales de l’Académie russe des sciences, analyse le poids, en Tchétchénie, de l’islamisme radical dont se réclamait le commando du théâtre.

L’islamisme radical est-il en expansion en Tchétchénie ?

Au sein de la population, il est très minoritaire et mal perçu. Arbi Baraïev, l’oncle du meneur de la prise d’otages par exemple, un chef de guerre redouté qui était aussi un tenant de ce courant, était détesté dans son village d’Alkhankala. Après qu’il eut été tué l’an dernier par les forces russes, la population a empêché qu’on l’enterre dans le cimetière local. Le wahhabisme la forme que prend en Tchétchénie l’extrémisme musulman est perçu comme une secte dangereuse qui arrache les fils à leurs familles et qui attire la répression des forces fédérales. Simultanément, les wahhabites, au nom de leur idéologie puritaine et rigoriste venue tout droit d’Arabie Saoudite, combattent les coutumes tchétchènes, comme le respect immodéré des aînés et ce qu’ils considèrent comme les formes superstitieuses de l’islam traditionnel tchétchène : le fait par exemple que l’on aille sur la tombe des saints, ou encore cette prière, le zikr, qui prend la forme d’une danse. Parmi les dirigeants indépendantistes, en revanche, ce courant est représenté par d’importants commandants comme Chamil Bassaïev qui protégeait Khattab (le chef de file des Arabes afghans tué en mars dernier en Tchétchénie par les forces russes, ndlr). Malheureusement entre les deux guerres (celle de 1994-1996 et la seconde lancée le 1er octobre 1999, ndlr), le président Aslan Maskhadov n’a pas su lutter efficacement contre eux. Il n’a pu prendre aucune mesure contre les Arabes ni contre les wahhabites. Durant cette deuxième guerre, il s’est finalement rapproché d’eux. En août dernier, un nouvel organe de direction militaire a ainsi été créé où il s’est retrouvé avec Bassaïev comme numéro 2. Même s’il n’est pas lui-même acquis à cette cause, Maskhadov semble reprendre de plus en plus le discours islamiste : il parle désormais de «jihad» et appelle les combattants des «moudjahidin». Pour préserver l’unité au sein de son camp, les divergences ont donc été mises de côté.

Quand cet islam radical s’est-il implanté ?

Il a commencé son expansion au début des années 1990, dans le cadre du désordre qui régnait alors dans la république qui, bravant Moscou, venait de s’autoproclamer indépendante. Un noyau dur s’est formé autour du cheikh Fathi, un «Jordanien tchétchène» descendant des montagnards qui avaient émigré au lendemain de la grande guerre caucasienne à partir de 1860. Le cheikh Fathi avait un passeport jordanien, mais aussi bizarrement américain : selon certaines sources, il aurait été expulsé des Etats-Unis pour avoir séjourné dans les camps d’entraînement afghans. Toujours est- il qu’il a débarqué dans cette Tchétchénie qu’il ne connaissait pas avec d’autres Arabes d’origine tchétchène porteurs comme lui d’un islam radical. Au début de la première guerre, des Arabes afghans une dizaine peut-être sont également arrivés avec Khattab. Après s’être battu au Tadjikistan et en Afghanistan, ce Saoudien avait décidé de mener le jihad en Tchétchénie. Il y a formé le «bataillon islamique» auquel se sont joints des Ouïgours, des Tatars, des Nogaïs, etc. Ils auraient été une quarantaine au total. Après la première guerre, Khattab a ensuite fait venir d’autres jihadistes arabes, et leur nombre serait monté jusqu’à deux cents. Ils ont apporté des fonds, essentiellement collectés dans le Golfe et distribués par des fondations de charité ou des individus. Cet argent a servi à acheter des armes mais aussi à gagner les jeunes. Tout un réseau social s’est mis en place pour aider les jeunes déshérités sans emploi et sans espoir d’en trouver. Profitant d’un terrain favorable, l’esprit jihadiste s’est développé.

Avec le désespoir ambiant et la volonté de revanche nourrie par les exactions des forces russes, ce courant ne risque-t-il pas de se renforcer dans l’avenir ?

On ne peut l’exclure, bien que cette version de l’islam soit étrangère au caractère tchétchène. Les jeunes sont attirés par cet islam simpliste et prétendument pur qui, en plus, leur assure un soutien financier. Ils l’opposent à l’islam traditionnel de leurs pères qu’ils trouvent compliqué et renvoyant une vision arriérée du monde. Pour eux, si Allah a donné tant de richesses à l’Arabie Saoudite, c’est à cause de son islam pur. Ici, beaucoup dépendra de la capacité de l’Etat russe à rétablir le respect de la loi en Tchétchénie.

Quel rôle l’islam traditionnel a-t-il joué dans l’histoire tchétchène ?

Cet islam sunnite s’est implanté au XVIIe siècle venant du Daguestan voisin où il était arrivé avec les Arabes lors de leur conquête de la Perse. Il est centré autour de deux confréries soufies, la Naqchbandiya et la Qadiriya. Dès le début de la conquête russe au XVIIIe siècle, l’islam a servi d’idéologie de combat. L’imam Chamil, un Daguestanais à l’origine mais qui a su s’imposer comme le guide suprême des Tchétchènes, a mené la guerre sainte contre les Russes à partir de 1840. C’est lui qui a importé le soufisme naqchbandi en Tchétchénie. Après sa défaite, la confrérie qadirie, moins belliqueuse, s’est implantée. Mais comme un peu partout dans le monde, l’islam traditionnel est en crise en Tchétchénie, menacée par ses deux ennemis : d’un côté la modernité et son corollaire la laïcité, de l’autre côté le wahhabisme.

SOULE Véronique

Libération
EVENEMENT, lundi 28 octobre 2002, p. 6

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