La prise d’otages déclenche un débat sur un conflit jugé jusqu’alors lointain et “périphérique”.

“Je le répète : les bandes armées seront éliminées.”

Dans un livre entretien publié au moment de son élection au Kremlin, en mars 2000, Vladimir Poutine présentait son plan d’action pour la Tchétchénie. “Il faut achever les opérations militaires. Qu’est-ce que cela signifie ? Liquider les grosses bandes armées, c’est-à-dire les unités de plus de dix boeviki (combattants). Nous n’employons pas la force contre le peuple, mais contre les bandits (…) Nous établirons l’ordre. Dans la République, tout sera tranquille et paisible.”

L’idée d’établir un quelconque lien entre la question tchétchène et les réseaux d’Al-Qaida était loin d’entrer, à l’époque, dans les considérations du Kremlin. C’est après le 11 septembre 2001 que cette rhétorique-là allait devenir omniprésente, permettant au président russe d’inscrire cette guerre régionale dans l’agenda de la lutte “antiterroriste” mondiale, et de réduire presque à néant les critiques des Occidentaux. Mais après trois ans de conflit, le bilan sur le terrain est loin de correspondre aux buts énoncés. Le ministre russe de l’intérieur, Boris Gryzlov, un proche du président, a récemment qualifié la situation en Tchétchénie “d’assez difficile” en raison d’un “regain d’activité” des combattants indépendantistes.

Aujourd’hui, alors que la prise d’otages installe cette guerre au coeur de Moscou, des voix se délient, ou plutôt trouvent soudain une tribune, pour évoquer l’impasse russe. Comme si, soudain, il convenait de chercher une réponse : qu’est-ce qui a pu pousser un groupe de jeunes Tchétchènes “kamikazes” à semer le chaos dans la capitale russe ?

“La société russe est désormais contrainte de prêter à nouveau attention au problème tchétchène, dit le sociologue Gueorgui Saratov. La situation en Tchétchénie avait fini par devenir très périphérique dans notre conscience collective, comme lorsqu’un organisme cherche à se défendre en ignorant une douleur.”

Un journaliste expérimenté, Otto Latsis, des Nouvelles Izvestias, expliquait, vendredi 25 octobre, que pour résoudre la crise des otages, il fallait “mener des négociations, avec des gens difficiles, prêts à mourir. Donc il faut essayer de les comprendre. Leur acte est un geste de désespoir. Leur acte est odieux, mais ils ont obtenu d’ores et déjà un certain résultat. La Russie ne peut plus considérer la Tchétchénie avec autant de “tranquillité”, comme cela était le cas depuis des années”.

Voeux pieux d’intellectuels moscovites appartenant à une génération passée, celle qui connut les grands débats de la glasnost ? “En réalité, la volonté de comprendre n’est pas très répandue, dit Otto Latsis, certains réagissent aux événements en disant qu’il faut frapper encore plus fort” contre les Tchétchènes. “La Russie s’est trompée en 1999, en envoyant ses troupes dans la République, ajoute-t-il. Aujourd’hui, nous nous retrouvons avec une interminable guerre partisane, qu’il est impossible de gagner.”

Cette guerre-là avait été officiellement conçue, à l’été 1999, en représailles à une incursion armée au Daghestan de bandes tchétchènes menées par le “commandant” Chamil Bassaïev et son associé arabe Khattab. Le 1er octobre 1999, la 58e armée russe entrait en Tchétchénie, territoire autoproclamé indépendant en 1991, et d’où les troupes fédérales s’étaient retirées depuis trois ans, à l’issue d’une première guerre russo- tchétchène, commencée sous Boris Eltsine (1994-1996).

La marque de cette deuxième guerre allait être sa cruauté contre les civils, portée à un degré nouveau. Il y eut la prise de Grozny en janvier 2000. Toute la population, prise au piège des bombardements massifs, avait été sommée d’évacuer les lieux par le biais de fictifs “couloirs humanitaires”, sous peine d’être assimilée aux combattants tchétchènes. La pratique des “nettoyages” – des rafles – s’est ensuite généralisée. Ce fut le début d’un cortège de disparitions de civils, surtout des hommes entre 13 et 60 ans, emportés par les troupes russes, fréquemment torturés, mutilés, exécutés. Le “point de filtration” de Tchernokosovo, un des hauts lieux des tortures, allait notamment devenir célèbre.

Des organisations de défense des droits de l’homme ont dénoncé des “crimes de guerre” et ” contre l’humanité”en Tchétchénie. Au printemps 2000, le Conseil de l’Europe suspendait les droits de vote (pendant six mois) de la délégation russe à l’Assemblée parlementaire. Ce fut, à ce jour, la seule sanction internationale prise contre la Russie.

Or la situation ne s’est guère améliorée depuis. L’organisation Human Rights Watch (HRW) le rappelait ce mois-ci, à l’occasion d’une visite du premier ministre britannique, Tony Blair, à Moscou : “Le gouvernement russe continue de laisser les mains libres aux militaires en Tchétchénie, où sont violés les principes les plus fondamentaux des droits de l’homme et du droit humanitaire. (…) La majorité des enquêtes portant sur des cas d’abus contre des civils sont suspendues. A ce jour, aucun officier de haut rang n’a eu à répondre d’accusations d’atrocités.”

L’exception a été le cas du colonel Iouri Boudanov, dont le procès est en cours pour l’assassinat d’une adolescente tchétchène en 2000, mais “cela a été transformé en spectacle politique, pour persuader la communauté internationale que le conflit en Tchétchénie connaît une accalmie”, écrit HRW.

La guerre de Tchétchénie aurait fait plusieurs dizaines de milliers de morts, selon des estimations indépendantes, sur une population de près de 1 million d’habitants au début du conflit. Plusieurs milliers de personnes sont portées disparues.

Moscou fait état de pertes officielles, dans l’armée, de l’ordre de 4 500 soldats depuis le début de la guerre. Mais un récent rapport d’espionnage allemand publié par le quotidien Die Welt établit les pertes russes à 10 000 soldats, et estime à “80 000” le nombre de “rebelles” tués côté tchétchène. N. No.

Le Monde
International, samedi 26 octobre 2002, p. 3

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