Le président russe a fondé une large part de sa popularité sur son intransigeance en Tchétchénie. Mais sa fermeté n’a pas eu raison de la rébellion sur le terrain. Et la prise d’otages de cette semaine le place devant son échec au coeur même de Moscou, devant la Russie entière.

«Il faut que le gouvernement travaille. Les gens là-dedans ont besoin de savoir que leur président est avec eux, qu’il les soutient.» Ainsi parle Maria Chkolnikova, une cardiologue libérée par le commando tchétchène qui retenait toujours en otages vendredi soir quelque 700 personnes dans un théâtre moscovite. Ce soutien présidentiel, les otages l’attendent toujours cependant. Certes Poutine a annulé d’importants voyages à l’étranger. Mais pour se contenter, jeudi déjà et vendredi encore, de l’habituelle mise en scène télévisée quotidienne qui le montre à son bureau en train de faire semblant de travailler et de parler avec ses ministres.

Ce silence de Poutine vient peut-être du fait qu’il a trop joué avec l’épouvantail du terrorisme tchétchène, présenté comme une succursale d’Al-Qaida. «Sans doute ne sait-il pas encore quelle voie choisir, la force ou le règlement négocié, explique Igor Bounine, directeur du Fonds des études politiques. Faire des concessions est incompatible avec l’image du président qui s’était fait élire avec la promesse «d’écraser les Tchétchènes jusque dans les chiottes». Mais utiliser la force en plein centre de Moscou, avec des centaines de cadavres à la clef, déboucherait aussi sur une crise du pouvoir.» Une autre politologue, Lilia Chevtzova, du Centre Carnegie, va plus loin: «La position d’attente de Poutine montre qu’il ne veut assumer la responsabilité ni d’un échec, ni d’une victoire. Chaque heure qui passe lui fait sans doute perdre de sa popularité. Jimmy Carter a perdu le pouvoir aussi lors d’une prise d’otages, d’abord en se montrant trop faible en négociant et ensuite trop maladroit dans l’emploi de la force.»

Selon Lilia Chevtzova, la seule solution est de «convaincre les terroristes qu’ils ne pourront traiter qu’avec un Poutine vainqueur, c’est-à- dire une fois les otages libérés. Mais le Kremlin doit se garder, lui, d’humilier les Tchétchènes, sous peine de voir se développer un conflit de type irlandais ou palestinien, avec une floraison de kamikazes. Les motifs des terroristes, on peut les comprendre, c’est la perte de foi dans toute autre issue, cette même absence de perspective qui transforme les Palestiniens en bombes humaines.»

Certes les liens entre la guérilla tchétchène et Al-Qaida sont avérés, mais Poutine aura fait beaucoup pour l’émergence du wahhabisme comme courant dominant des forces indépendantistes: depuis le 11 septembre il n’a cessé de répéter que le conflit de Tchétchénie était celui de «la civilisation contre l’internationale terroriste», alors que jusque-là il jurait avec la même conviction qu’il s’agissait «d’une affaire intérieure russe». Le résultat a été immédiat: le dirigeant tchétchène le plus modéré, le seul avec lequel des pourparlers auraient été envisageables, l’ex- président Aslan Maskhadov, a perdu ses soutiens financiers qui venaient de l’étranger et a dû se rallier aux chefs les plus durs, comme Chamil Bassaïev. Maskhadov, lorsqu’il était président de la Tchétchénie, combattait par exemple les troupes d’Arbi Baraev, l’oncle du chef des preneurs d’otages, Movsar Baraev. Lequel a clairement indiqué que l’opération avait été montée sur l’ordre de Bassaïev et Maskhadov, ce dernier étant appelé «chef militaire suprême de la république tchétchène». Bref, à force de crier au loup, le loup est bien arrivé, mais en ayant eu l’intelligence de s’installer au coeur de la bergerie, ce qui le rend difficile à déloger. Car c’est bien d’un loup qu’il s’agit et les terroristes enfermés dans le théâtre utilisent un sabir digne d’Al-Qaida: «Nous aspirons à la mort plus que vous n’aspirez à la vie et nous sommes tous prêts à nous sacrifier pour la grandeur d’Allah et l’indépendance de la Tchétchénie.»

Bien sûr, côté russe, on rend les Tchétchènes responsables de cette radicalisation: «Ces gens luttaient autrefois pour l’indépendance de la Tchétchénie, mais ce n’est plus très important pour eux, car ils ont tué toutes les chances de l’aile politique (celle de Maskhadov), tué toutes les possibilités de dialogue et tué toutes les chances d’être encore entendus dans le monde: ni l’Europe ni l’Amérique ne les écoutent plus, ils sont totalement assimilés à Al- Qaida», écrivait hier le quotidien Vremia Novostei.

Ce qui est sûr, c’est que plus rien, en Russie, ne sera comme avant le 23 octobre. Valeri Fedorov du Centre de conjoncture politique énumère certaines des conséquences de l’événement: «Renforcement des opérations spéciales en Tchétchénie, opération antiterroriste en Géorgie, aggravation des tensions interethniques dans les villes russes, militarisation de la société, nouveaux attentats.» Last but not least, Vladimir Poutine n’en sortira probablement pas indemne: «Avant le 23 octobre, estime Alexeï Kostioukov, journaliste à la Nezavissimaïa Gazeta, le pouvoir actuel était perçu comme puissant. Depuis, plus personne n’a l’impression de vivre dans un Etat fort. Le temps de cette illusion est passé. Le pouvoir pourra bien nier le pourrissement de la situation, il ne fera alors que la preuve de son incompétence et sa popularité s’effondrera. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que la guerre de Tchétchénie, qu’il avait toujours utilisée pour résoudre ses problèmes, devient cette fois un problème pour lui.»

Encadré(s) :

«Ils nous ont dit que si on ne venait pas, ils seraient fusillés»

Laurent Nicolet

Une énergie folle et visiblement artificielle. Précédemment, les terroristes avaient en effet distribué des téléphones portables aux otages, mis en demeure d’appeler leurs proches à venir protester. Certains manifestants essaient même de franchir les cordons de sécurité et se heurtent violemment aux soldats en faction. Arrivée sur place, la vice- première ministre Valentina Matvienko rencontre ces manifestants peu ordinaires, puis fait cette déclaration glaciale devant les caméras: «Nous avons demandé aux familles de s’abstenir de démonstrations émotionnelles, qui font le jeu de terroristes et entravent le travail du gouvernement.» Serguei Ignatchenko, le porte-parole du FSB (les services secrets) de piquet devant le théâtre, parlera, lui, de «syndrome de Stockholm qui s’est déclenché dès la première nuit chez les otages».

D’autres otages libérés racontent ce qui se passe à l’intérieur du théâtre. «Il n’y a évidemment pas de télé, raconte la cardiologue Maria Chkolnikova, libérée jeudi, mais les gens écoutent la radio Echo Moscou. Il y a un poste branché. De temps en temps, on le pose sur la scène. Les terroristes acceptent de voir des gens, mais il faut les appeler «Tchétchènes» quand on parle avec eux. Si on les traite de «boevikis», ils se mettent en colère. Ils acceptent de laisser entrer certaines personnes connues et de discuter avec elles. Il y a des femmes parmi eux, des femmes qui ont quitté leurs enfants pour venir ici. Elles sont venues pour sacrifier leur vie, ce sont des gens on ne peut plus sérieux.»

«Il s’agit avant tout de nationalistes»

Propos recueillis par Caroline Stevan

Olivier Roy: Il faut faire très attention avec cette appellation, car pour les Russes, tout islamiste radical est forcément wahhabite. On a ici affaire à un clan qui s’est déjà illustré par des prises d’otages, qui a réislamisé son apparence à partir de 1994-1995 en portant la barbe… mais il s’agit avant tout de nationalistes tchétchènes. Les Russes les qualifient de wahhabites par tradition et parce que cela permet de les affilier à Ben Laden. Cela dit, il existe effectivement un réseau wahhabite en Tchétchénie.

– Ce groupe agit pour l’indépendance de la Tchétchénie. Ils sont musulmans, cela ne fait pas de doute, mais rien, dans leurs déclarations, ne fait référence au wahhabisme. Leurs revendications exigent le retrait des troupes russes, non l’application de la charia. On sait par ailleurs de quel village sont originaires ces combattants. Ils appliquent une solidarité de clan et non une solidarité religieuse. Or les wahhabites sont contre les clans et contre tout ce qui peut diviser l’islam. Leur mouvement se veut international.

– Le wahhabisme est la doctrine officielle de l’Arabie saoudite puisque c’est là qu’est née cette mouvance islamiste, mais on retrouve effectivement des wahhabites un peu partout. En premier lieu parce que c’est devenu un terme générique derrière lequel on met différentes tendances qui se sont développées dans l’islam.

– Le wahhabisme se fonde sur la négation du concept d’islam traditionnel et le refus de toute modernisation. Il rejette l’Occident mais les méthodes ou les caractéristiques occidentales sont au coeur de son processus de réislamisation. Cette doctrine est avant tout un produit de la globalisation et de la déculturation. Elle correspond à un islam dur et déraciné, ce qui suscite un certain attrait pour les jeunes un peu perdus, sans repères, et pour ceux qui vivent dans des régions dominées par l’islam traditionnel. Beaucoup optent pour le wahhabisme en

– Ben Laden et les membres d’Al- Qaida sont-ils tous wahhabites?

«L’islam mondialisé», Olivier Roy, Editions du Seuil, 2002.

Le grand rival du président Aslan Maskhadov, le commandant Chamil Bassaïev, rêve d’établir un Etat islamique dans le Caucase.

Les partisans du président tchétchène Aslan Maskhadov n’aiment pas l’admettre, mais les faits sont là: depuis près de dix ans, l’internationale islamiste radicale est présente dans le Caucase, qu’elle considère comme l’un des nombreux fronts du djihad mondial. Selon Rohan Gunaratna, auteur d’un ouvrage de référence sur Al-Qaida*, les premiers combattants arabes venus d’Afghanistan sont arrivés dans la région en 1993 pour soutenir les Azéris musulmans contre les Arméniens dans le conflit du Haut-Karabakh. Mais ce bataillon étranger – qui comprenait déjà des Tchétchènes – a été dissous en 1994 après avoir subi de lourdes pertes. Certains de ses membres se sont ensuite repliés en Tchétchénie, qui réclamait son indépendance.

Certains groupes tchétchènes utilisent contre les Russes des techniques typiques d’Al-Qaida, comme les attentats-suicides: en témoigne l’attaque au camion piégé lancée en juillet 2000 contre une caserne des OMON (troupes du Ministère de l’intérieur) près de Grozny. Chamil Bassaïev, lui-même auteur de prises d’otages retentissantes, est le chef tchétchène qui a entretenu les liens les plus étroits avec Al-Qaida. Son commandant militaire, Ibn Al- Khattab, tué au printemps dernier, avait combattu aux côtés d’Oussama Ben Laden en Afghanistan. En 1998, Khattab aurait proposé au chef d’Al- Qaida de se rendre en Tchétchénie via la province russe du Daguestan, mais le voyage, trop dangereux, aurait été annulé au dernier moment. Selon le FSB russe, Khattab et Cheikh Abou Umar, présenté par des sites islamistes comme le «chef des combattants étrangers en Tchétchénie», auraient été les commanditaires des attentats de Moscou, Bouniak et Volgodonsk, qui ont fait 300 morts en août et septembre 1999. Mais, si l’on en croit un sondage publié cet été, plus de 40% des Russes pensent que leurs services de sécurité pourraient être eux-mêmes impliqués dans ces attaques.

Dans un entretien publié récemment par qoqaz.net, Chamil Bassaïev assure que «le djihad continuera jusqu’à ce que les musulmans libèrent leur terre et rétablissent le Califat» (un Etat islamique supranational auquel se réfère aussi Al-Qaida). Ces propos doivent sonner agréablement aux oreilles du Kremlin, qui s’efforce depuis longtemps de persuader le monde que sa guerre en Tchétchénie n’est qu’un prolongement du combat contre le terrorisme islamiste ou, comme le disait George Bush, de la grande lutte du Bien contre le Mal.

Laurent Nicolet

Le Temps, no. 1473
Temps fort, samedi 26 octobre 2002

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