Selon M. Marie-Fanon, toutes les conditions étaient réunies pour un geste de désespoir de la part des rebelles qui mènent une guérilla, à un contre 10, contre l’armée russe dans la petite république tchétchène, campée dans les montagnes du Caucase, au sud-est de la Russie.
“La guerre dure depuis trois ans et c’est une guerre de partisans, avec des actions la nuit. Le mouvement de résistance tchétchène a subi de lourdes pertes pendant les dernières années et manque présentement de soutien financier”, note M. Marie- Fanon, qui croit que les rebelles craignent d’avoir à passer un autre hiver d’enfer sans les vivres nécessaires.
“D’un autre côté, ajoute-t-il, les négociations sont dans une impasse. Le gouvernement Poutine refuse de négocier avec le président élu des Tchétchènes, Aslan Maskhadov. Puisqu’une contre-offensive militaire est difficile à mener avec des petits moyens, les rebelles avaient besoin d’une solution politique comme d’un acte de dernier recours”, explique le travailleur humanitaire.
La solution politique choisie, une prise d’otages dans un théâtre bondé de Moscou, est extrême et condamnable, reconnaît-il, mais elle fait écho à d’autres prises d’otages menées par les militants séparatistes tchétchènes en 1995 et en 1996 alors que le premier conflit avec les Russes, entamé en 1994, s’embourbait.
En juin 1995, le rebelle Chamil Bassaiev et ses supporteurs avaient pris en otages plus de 2000 personnes dans l’hôpital de Boudionnovsk, une petite ville du sud de la Russie. Quelques mois plus tard, ils avaient répété l’expérience à Kyzlyar, toujours dans le sud de la Russie, en s’emparant encore une fois d’un hôpital.
“C’est à la suite des ces événements que le gouvernement Eltsine avait commencé à négocier un accord de paix”, rappelle Samuel Marie-Fanon, convaincu que les Tchétchènes n’ont pas oublié ce tournant de la première guerre.
Sale guerre
Tous les spécialistes s’entendent pour dire que la deuxième guerre de Tchétchénie est beaucoup plus sauvage que la première, des deux côtés de la ligne de front.
Les reproches aux militants tchétchènes sont nombreux. Les enlèvements pour rançon perpétrés par les rebelles et les prises d’otages de moindre envergure que celle de Moscou ont aidé à ternir leur image.
La liste d’accusation des organismes humanitaires est cependant beaucoup plus longue pour l’armée russe. Mémorial, Human Rights Watch et Amnistie internationale dénoncent depuis le début de la deuxième guerre en 1999 les infractions récurrentes aux droits de l’homme, les bombardements intenses de bâtiments civils, les exécutions arbitraires, les disparitions, les opérations de “nettoyage” qui ont lieu dans les villages tchétchènes dans le but de trouver les rebelles armés.
Le gouvernement russe a aussi été accusé de couvrir les éclaboussures de cette guerre sans merci en rendant l’accès à la Tchétchénie presque impossible pour les journalistes et les organismes humanitaires. Dans la foulée, le conflit tchétchène est tombé aux oubliettes dans la communauté internationale.
“Tout ça a causé un ras-le-bol dans la population tchétchène. Ajoutez à ça que la plupart d’entre nous ont perdu des parents dans cette guerre qui a fait plus de 100 000 morts. Les jeunes qui vivent dans un bain de sang depuis qu’ils sont adolescents ont de la difficulté à voir d’autres solutions de rechange. C’est cette génération du désespoir que nous voyons à l’oeuvre en ce moment. Et c’est vraiment regrettable”, a dit à La Presse Alekhan Alkhildov, un Tchétchène responsable d’un organisme qui s’occupe des orphelins de la guerre de Tchétchénie.
Méthode à la Al-Qaeda
M. Alkhildov a néanmoins été surpris que les terroristes, dont une vingtaine de veuves de la guerre de Tchétchénie, aient choisi la menace d’attentat suicide pour exprimer leur désespoir.
La vision de femmes voilées et d’hommes encagoulés criant qu’ils tueront des “infidèles” et mettront fin à leurs vies est, selon les observateurs, peu typique des actions tchétchènes.
“Les menaces d’attentat suicide servent surtout, je crois, à montrer leur détermination. Ce n’est pas Al- Qaeda. Les missions suicide sont très rares en Tchétchénie par rapport à la Palestine et ailleurs dans le monde musulman”, remarque Samuel Marie- Fanon.
Avec la prise d’otages en cours en ce moment à Moscou, plusieurs sont ceux qui ont néanmoins commencé à comparer les tchétchènes à Al-Qaeda. Le plus notoire de ceux-là est le président Vladimir Poutine, qui soutient que les rebelles sont financés par des tiers pays, dont l’Arabie Saoudite.
Le lien avec Al-Qaeda semble pourtant plus mince que jamais pour les séparatistes tchétchènes depuis que Khattab, un des plus illustres commandants de guerre de la petite république, a été tué l’été dernier. Ce dernier, d’origine saoudienne, affichait ouvertement ses liens avec les mouvements islamistes extrémistes du Moyen-Orient.
Une partie des rebelles qui se battent dans les montagnes de la Tchétchénie sont adeptes de l’idéologie wahhabite et veulent établir un régime islamique une fois la petite république de Tchétchénie libérée. Mais, selon plusieurs sondages, ils ne représentent que 5% des Tchétchènes.
La plupart de ceux qui ont pris les armes depuis 1999 sont des civils qui soutiennent le président Aslan Maskhadov, élu en janvier 1997, pendant le court intervalle de paix entre Moscou et la petite république du Caucase du Nord. Cette trêve a duré près de trois ans.
En 1999, à la suite d’attentats à la bombe à Moscou et au Daguestan, Poutine avait ordonné la reprise des hostilités dans le but de renverser le gouvernement Maskhadov.
Plus de trois ans après l’arrivée des tanks russes à Moscou, la majorité des Tchétchènes appuie toujours le président élu, mais éloigné du pouvoir. Ce dernier a été remplacé par un administrateur soutenu par Moscou, l’ancien leader religieux, Akhmet Kadyrov.
Que faire?
La question qui circule à Moscou aujourd’hui est à savoir si le président Poutine acceptera, comme Boris Eltsine en 1996, de négocier avec les Tchétchènes après un acte d’intimidation aussi spectaculaire.
Pour l’instant, le président Poutine se dit prêt à une rencontre, mais n’a pas encore offert d’espoirs de compromis aux rebelles qui demandent le retrait total des 100 000 soldats et policiers russes toujours présents en Tchétchénie.
L’autre interrogation est encore plus pressante pour les familles des otages. Poutine décidera-t-il de prendre d’assaut le théâtre assiégé?
Les livres d’histoire lui rappellent qu’Eltsine avait choisi de déloger les rebelles de l’hôpital de Boudionnovsk à l’aide d’un commando en 1995. Plus de 100 otages avaient alors perdu la vie.
LE MALHEUR DES CIVILS TCHÉTCHÈNES
La guerre de Tchétchénie aura entraîné bien plus que la prise d’otages de 500 personnes dans un théâtre de Moscou. Dans le Caucase, 150 000 personnes sont également prisonnières de ce conflit qui perdure. Leur calvaire dure depuis trois ans.
On les appelle réfugiés ou migrants forcés. Ils vivent dans les édifices de la capitale tchétchène, Grozny, qui ont survécu aux bombardements de 1999-2000, alors que l’armée russe détruisait les bâtiments gouvernementaux, mais aussi les immeubles résidentiels.
Ils sont plus de 150 000 à avoir quitté leurs villes et villages pour trouver refuge dans la république voisine, l’Ingouchie.
Là, ils vivent soit chez des parents, soit sous des tentes, ou encore dans des établissements spontanés. Ces derniers prennent la forme de leur imagination. Les réfugiés transforment tantôt des trains, tantôt des étables et des usines désaffectées en petits logements où ils s’entassent à cinq, six.
Quelque 7000 d’entre eux ont pris la fuite vers le sud en 1999, pour atterrir en Géorgie, dans la gorge du Pankisi, où d’autres Tchétchènes, les kists, vivent depuis plusieurs décennies.
Cet automne, les réfugiés du Pankisi ont eu la frousse de leur vie. Les Russes, qui accusaient le gouvernement géorgien d’abriter des groupes de terroristes tchétchènes armés dans cette petite gorge du nord de la Géorgie, menaçaient de bombarder la vallée “par prévention”.
Pris comme des rats
“Nous sommes vraiment pris comme des rats. On ne peut pas vivre en sécurité dans notre pays et maintenant on nous dit que le conflit peut continuer même chez les voisins”, a laissé tomber avec tristesse Leila, une réfugiée tchétchène qui vit depuis trois ans chez sa cousine.
Son avenir a été complètement hypothéqué par la guerre qui a détruit sa maison et tué son père. “J’ai pu finir mon secondaire, mais il n’y a pas de possibilité d’aller à l’université… et je ne vois vraiment pas quand tout ça prendra fin”, a confié la jeune femme de 22 ans à La Presse lors d’une courte visite organisée par le Parlement géorgien dans la vallée controversée.
Les possibilités de frappes ont été écartées dernièrement après une réunion au sommet entre Vladimir Poutine et le président géorgien, Édouard Chevardnadze. Mais les réfugiés savent que tout événement en Tchétchénie peut chambouler leur paix fragile.
Dov Lynch, de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, condamne les menaces des Russes. “Poutine doit trouver un responsable extérieur sur qu’il peut blâmer pour la guerre en Tchétchénie. Mais en échange, les menaces infligent des traumatismes graves à ces réfugiés qui en ont déjà vu de toutes les couleurs.”
En Ingouchie, les réfugiés souffrent aussi du chantage des autorités. Le gouvernement russe, qui aimerait inciter les réfugiés à retourner en Tchétchénie, a laissé entendre que les actions policières pourraient s’étendre jusqu’en Ingouchie.
Malgré des promesses considérables faites aux réfugiés qui désirent rebrousser chemin- un nouveau logis leur est offert-, seulement 4000 réfugiés sur 150 000 ont décidé de rentrer chez eux.
“Comment voulez-vous que les gens retournent? Dès qu’ils arrivent en Tchétchénie, ils sont fouillés. Leurs passeports sont contrôlés et, parfois, les hommes sont arrêtés car on les soupçonne d’être des rebelles”, affirme Natacha Estemirova, de l’organisme de défense des droits de l’homme Mémorial, qui travaille auprès des réfugiés en Ingouchie, mais aussi auprès de la population toujours présente en Tchétchénie.
Laura-Julie Perreault
La Presse
Plus, samedi 26 octobre 2002, p. B1