” Il y a quelqu’un là-dedans ? ” Le soldat russe se penche à l’entrée d’une cave, dans le village d’Alkhan-Iourt. Des voix suppliantes s’élèvent du trou obscur où s’est réfugiée une famille qui, comme de nombreux habitants en Tchétchénie, s’est mise à habiter sous terre, avec des bougies et quelques réserves de nourriture, pour échapper au déluge de bombes. La seconde suivante, le soldat dégoupille une grenade et la jette au bas des marches. D’après de nombreux témoignages recueillis auprès des rescapés, la scène s’est reproduite plusieurs fois dans ce hameau martyr depuis qu’il a été investi, le 1er décembre, par l’armée russe. Les habitants ont transmis à Human Rights Watch – la seule organisation occidentale à recenser les exactions commises contre les civils en Tchétchénie – une liste de 23 personnes tuées pendant l’expédition punitive contre ce village.
Des récits concordants de réfugiés sortant du poste frontalier Kavkaz 1, ce dimanche 12 décembre, dépeignent un territoire – la République de Tchétchénie, en partie investie par l’armée russe – livré non seulement aux tirs d’artillerie et de snipers, mais soumis à l’arbitraire d’une soldatesque qui assassine de sang-froid dans les maisons, incendie et pille à grande échelle. Cette terreur se déroule à huis clos, loin des caméras soigneusement cantonnées à l’écart des zones de méfaits par les autorités militaires russes. Mais ses effets se lisent sur les visages, les regards affolés, les voix brisées des habitants qui arrivent à fuir, tant bien que mal, leur pays mis à sac.Car l’ouverture tant annoncée de ” corridors ” autorisant la population à circuler librement ne s’est pas matérialisée. En Tchétchénie, marcher sur une route, surtout si elle quitte Grozny, c’est s’exposer aux tireurs russes embusqués qui semblent, ces derniers jours, avoir pris le relais des frappes massives à l’artillerie lourde et des bombardements aériens, Moscou cherchant à donner l’impression d’une pause dans son assaut.
EXÉCUTIONS SOMMAIRES
A Alkhan-Iourt, à 12 kilomètres au sud-ouest de Grozny, le prétexte pour la cruauté déployée a été la présence dans le hameau, jusqu’au 29 novembre, d’un groupe de combattants tchétchènes qui opposèrent une certaine résistance avant de se retirer, comptant sept morts dans leurs rangs. Une fois le champ libre, l’armée russe s’est déployée avec des camions, dans lesquels elle a commencé à entasser son butin : télévisions, vidéos, réfrigérateurs et meubles saisis dans les maisons.
Ceux qui s’opposaient au pillage risquaient l’exécution sommaire. Ce fut le cas de Moussa Gikhaev, trente- deux ans, abattu parce qu’il voulait empêcher des soldats de pénétrer chez lui. Et d’Issa Muradov, quarante-deux ans, tué alors qu’il cherchait à quitter le village. Alimpacha Assouev, vingt- cinq ans, est mort après un passage à tabac dans une cave. Hanpacha Doudaev, soixante ans, était terré dans le sous-sol de sa maison quand des soldats ont fait irruption pour voler ses biens. Le vieil homme a osé protester. Les soldats l’ont mitraillé, ont mis le feu à l’habitation et jeté son corps à l’intérieur. D’autres maisons ont flambé à Alkhan-Iourt, incendiées avec du kérozène.
Sur les routes de cette Tchétchénie que les officiels russes décrivent comme ” libérée de l’emprise des terroristes islamistes “, mais que ses habitants qualifient bien plus volontiers de ” pays occupé “, des camions transportent les trophées de guerre. Des hélicoptères décollent, chargés de meubles et d’équipements qui se vendront sur quelque marché. De passage en Ingouchie, un membre du FSB, les services secrets russes, a raconté comment il avait tenté de rabrouer un officier russe en train de dévaliser une habitation. Le militaire s’insurgea : ” On nous a donné deux semaines pour prendre ce qu’on veut ici, le village est à nous ! ”
Pour ceux qui n’en peuvent plus, notamment pour les habitants de Grozny pris au piège de l’encerclement militaire, sortir de Tchétchénie est un exercice périlleux que raconte le jeune Aslan, vingt ans, arrivé dimanche à la frontière ingouche, où sa mère, Petimat, l’a soudain vu descendre d’un bus. C’est en marchant quarante-huit heures, en se cachant dans des forêts et en empruntant des chemins détournés à bord de véhicules ornés de drapeaux blancs en guise de protection, loin du tracé des prétendus ” corridors ” ménagés par l’armée russe que ce jeune Tchétchène a parcouru les 50 kilomètres à vol d’oiseau séparant Grozny du poste frontalier Kavkaz 1, terrible lieu de tir et de racket des réfugiés.
Parmi la trentaine de personnes qui ont entrepris le périple avec lui, deux ont succombé à des tirs de snipers, et leurs corps ont été placés dans la mosquée de Tchetchenaoul. Plus tard, les femmes du groupe, épuisées, ont renoncé à la marche et se sont faufilées vers des villages en zone ” occupée ” pour y chercher un abri.
A Grozny, raconte Aslan, il reste des habitants ” dans chaque quartier “. Un semblant de marché continue de fonctionner malgré les tirs d’artillerie, qui, dit-il, n’ont jamais cessé. Ce marché aurait été visé par des projectiles il y a une semaine. Les gens vivent essentiellement dans leurs caves. Depuis près de trois mois, il n’y a ni gaz, ni électricité, ni eau courante, et le pain se fait rare. Pour se chauffer, on casse et brûle les meubles en bois.
Pourquoi les habitants de Grozny ne sortent-ils pas ? Pour les jeunes, les valides, la peur des tirs sur la route est vive. Si tant est que les habitants aient entendu parler de ” corridors ouverts “, personne n’a envie de s’y fier. Et, depuis plusieurs jours, les rumeurs sur un danger d’utilisation d’armes chimiques abondent : comment s’y exposer, surtout avec des enfants, des personnes âgées ? Et puis il y a la destination incertaine, les barrages incessants sur la route.
BARRAGES MILITAIRES
Selon un journaliste de Radio-Liberté, dont un correspondant circule en Tchétchénie depuis quelque temps, environ une quinzaine de barrages militaires, où il faut s’acquitter en roubles d’une sorte de taxe de passage, ont récemment surgi. Sortir revient cher. Surtout pour les hommes considérés comme ” en âge de combattre ” et automatiquement soupçonnés d’appartenir à une guérilla islamiste. A l’intérieur du no man’s land qu’est le passage frontalier Kavkaz 1, loin du regard de journalistes étrangers bloqués à la barrière par les militaires russes et les policiers ingouches, un tri sordide s’opère. Extraits des bus qui passent, quelques hommes seraient détenus dans des cabanons. L’un d’eux, en ayant réchappé, a raconté la menace proférée par les soldats : ” D’ici, on peut te faire disparaître très facilement. ” Selon une représentante de l’Union des femmes tchétchènes, parfois des hommes arrêtés sont transférés vers un ” camp de filtration ” tenu par l’armée russe à Mozdok, en Ossétie-du-Nord, sur lequel bien peu d’informations filtrent.
Dimanche, en milieu de journée, trois camions à bâches vertes marqués ” Ministère russe des situations d’urgence ” passent en trombe à travers le point Kavkaz 1. Totalement vides. Aucun habitant de Grozny n’a pu ou voulu prendre place à bord de ces véhicules dépêchés dans la zone de guerre officiellement pour évacuer les civils. Le gouvernement russe a prétendu qu’un numéro de téléphone mobile était à la disposition des habitants souhaitant des informations sur cette évacuation, décidément fantomatique. Tout se passe comme si l’armée de Moscou, en dépit des déclarations officielles, et dans le souci de s’épargner une offensive ” au sol “, où les pertes risqueraient d’être lourdes, cherchait en réalité à bloquer sur place la population de Grozny pour faire de son sort, peut-être, l’objet de très hypothétiques accords avec les chefs tchétchènes.
NOUGAYREDE NATALIE
Le Monde
mardi 14 décembre 1999, p. 2