Ensuite, arrive un homme au large bonnet d’astrakan, au visage très bronzé, qui donne à serrer une main toujours gantée car cachant une mutilation due à une vieille blessure de guerre. Il s’agit d’Amir Khattab, le lieutenant de Bassaïev à la mystérieuse origine (Jordanie ?, Yémen ?, Arabie Saoudite ?). Nous sommes tombés en plein sur la base des guerriers tchétchènes. C’est de cette bourgade de montagne qu’ont été préparées les incursions militaires au Daguestan voisin qui, au début du mois d’août dernier, relancèrent ce nouveau conflit du Nord-Caucase.
La réaction de la Russie, se lançant dans une guerre totale contre sa province rebelle, a visiblement pris par surprise les combattants tchétchènes. La violence des bombardements russes se voit tout au long de la route menant de la frontière géorgienne au centre du pays. Dernier village de Géorgie avant la frontière, déjà situé sur le versant nord du Caucase, Chatili est devenu le seul point de passage encore libre vers la Tchétchénie. Deux ou trois centaines de réfugiés, parvenus à pied avec leurs baluchons et leurs bébés emmaillotés, se pressent autour de la place centrale, où atterrissent, lorsqu’il fait beau, les deux derniers hélicoptères en état de marche de l’armée géorgienne. Soucieuse de préserver sa neutralité, cette dernière se contente d’acheminer de l’aide humanitaire, voire un ou deux responsables du HCR, et d’évacuer les blessés graves ou les enfants malades.
La route de Tbilissi à la frontière tchétchène est barrée à trois reprises par des contrôles de police : pour le gouvernement du président Chevardnadze, il n’est pas question que la faible Géorgie puisse se transformer en sanctuaire de la guerre des résistants tchétchènes. Encerclés par trois corps d’armée russes totalisant 100 000 hommes, pris dans une tenaille qui, de jour en jour, se resserre, les quelque 5 000 combattants tchétchènes n’ont même plus de voie sacrée pour les ravitailler. Ils n’en ont pas pour autant perdu de leur superbe. Le chef des gardes-frontière tchétchènes, qui nous descend vers son pays le long d’une piste se confondant avec le lit de la rivière Argoun, met dans sa Jeep une cassette où, en russe, une voix mâle chante l’amour de la Tchétchénie libre.
Au poste frontière proprement dit, ce n’est ni la folle activité ni le désert des Tartares. De temps à autre, une Jeep vient chercher un voyageur ou un peu de ravitaillement de contrebande. Entre eux, les Tchétchènes se saluent toujours d’un fort courtois « Salamalei-koum » même si de solides vendettas séparent leurs familles. L’étranger qui cherche à s’embarquer dans un 4 x 4 se doit d’être méfiant. Il est très difficile de distinguer les combattants sincères des bandits crapuleux. Un photographe français a été enlevé il y a deux mois non loin de Grozny et on ne l’a pas revu depuis : il était parti sans s’être assuré au préalable d’une « filière » tchétchène sûre.
La Jeep Yaz est conduite par Sayed, un homme bedonnant, tranquille commerçant rentrant dans son village. Au fil des kilomètres, il se métamorphose en chef de guerre. C’est d’abord une Kalachnikov qui surgit de dessous les sièges, puis un gros téléphone portable branché sur le réseau satellitaire mondial Irridium, enfin une veste militaire de parka camouflée. Plus on plonge dans l’intérieur du pays, plus les gens lui parlent avec amitié et respect.
Tous les ponts ont été détruits par l’aviation russe et la Jeep doit franchir des gués qui, s’il pleut, deviendront aussitôt impraticables. Dans les villages, nombreuses sont les misérables maisons en pisé à avoir également été détruites. Dommages « collatéraux » du bombardement d’une route jugée stratégique par l’état- major de Moscou ? Ou bombardements destinés à terroriser la population ? Les habitations ou même les hôpitaux atteints sont parfois si loin de la route qu’on est en droit de se poser la question.
La campagne qui défile est très pauvre. Les vestiges de feu l’Union soviétique se résument aux poteaux électriques d’une électricité qui n’arrive plus ici depuis longtemps. Dans ces villages pourtant situés à plus de 50 km de la capitale encerclée, la moitié de la population civile a déjà fui, par peur des bombardements aériens ou des missiles Scud dont on a l’impression qu’ils sont tirés à l’aveugle.
Encadré(s) :
TCHETCHENIE. Reportage avec les combattants de Shirvani Bassaïev, frère du chef militaire de la rébellion.
De violents combats ont opposé hier Tchétchènes et Russes autour de Grozny. Un officier russe a affirmé que les forces fédérales avaient pris le contrôle de Staropromyslovski, un faubourg à l’ouest de la capitale, situé à proximité du corridor ouvert pour l’évacuation des civils à Piervomaïskaïa. De l’autre côté de la ville, de violents combats se déroulaient aux abords de l’aéroport militaire de Khankala, pris dimanche par les Russes. Un avion russe a été abattu hier par les forces antiaériennes tchétchènes et son pilote a été fait prisonnier, selon des sources tchétchènes. Deux hélicoptères russes qui participaient à une opération de recherche du pilote ont eux-mêmes été abattus.
L’hospitalité tchétchène est proverbiale ; on dresse aussitôt deux lits pour les étrangers ; on leur prépare le thé de bienvenue ; on va tuer le mouton. Commandant de ce secteur Est de la Tchétchénie, Shirvani Bassaïev, qui se présente comme colonel dans l’armée tchétchène (là où son frère Chamil est général), ne cherche pas à cacher le sérieux de la situation. Grozny, où combat encore son frère Chamil, le héros de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), est, selon lui, encerclée de toutes parts.
« Ils m’ont cassé ma maison, ils ont fait fuir ma famille, ils m’ont tout pris, mais il y a quelque chose qu’ils ne pourront jamais me prendre, c’est ma liberté ; elle appartient à Allah », proclame Shirvani Bassaïev. Lui comme son ami Khattab assument pleinement les actions menées au Daguestan, « nation musulmane soeur, dont les villages réclamaient l’application de la charia, qui essayait de se libérer du joug russe et qu’il nous fallait aider ! ». Bassaïev n’affiche que mépris pour la répression de l’armée de Moscou : « Ils disent qu’ils font la guerre aux terroristes, mais alors pourquoi ne pas avoir ouvert à l’avance des corridors pour laisser partir les femmes et les enfants ? En fait, c’est une guerre à l’ensemble de la population qu’ils font ! »
« Notre religion nous interdit de tuer des femmes et des enfants. Les Russes, eux, le font avec leurs avions. Si nous avions voulu commettre des attentats en Russie nous aurions pu le faire bien avant et nous aurions porté les coups au Kremlin même, assure Khattab. Nous sommes des musulmans ! Jamais nous ne laisserons tomber nos frères du Daguestan. Chamil et moi-même avons cherché pendant trois ans à résoudre pacifiquement le problème de ces villages qui voulaient adopter la charia. Mais le gouvernement russe n’a rien voulu entendre. »
Des « sermons » mal reçus
Le général Clark avait demandé jeudi à la Russie de rechercher une solution politique à la crise dans le Caucase du Nord, ajoutant : « Je pense que les Russes sont en train de faire en Tchétchénie ce que Milosevic a essayé de faire au Kosovo ».
Pour le ministre français de la Défense Alain Richard l’irascibilité de Moscou n’est pas à prendre à la légère. « Il faut parler clair : aujourd’hui, l’Europe n’a pas les moyens d’intimider militairement la Russie. » M. Richard, qui s’exprimait sur TV5, répondait à une question sur les menaces exprimées vendredi à Helsinki par les dirigeants de l’Union européenne. Ceux-ci, tout en demandant, dans une déclaration commune, l’arrêt des bombardements sur les villes tchétchènes, avaient menacé la Russie de suspendre certains accords de coopération.
L’Europe a « un rôle de persuasion politique et de mise en garde en disant au pouvoir russe : « méfiez-vous de l’isolement et de la marginalisation et d’apparaître de plus en plus comme une puissance inconciliable avec nos valeurs », estime Alain Richard.
Renaud GIRARD
Le Figaro, no. 17212
mardi 14 décembre 1999, p. 1,