La Russie ne peut ni ne veut faire la guerre au peuple tchétchène et elle ne la fera jamais.

Il y a longtemps que ce peuple vit pour moitié en Russie, donc à l’extérieur de sa propre République. En Tchétchénie même, la majeure partie de la population est maintenant installée sur un territoire contrôlé par les troupes fédérales. Les militaires russes ont pu, comme tous les autres militaires, se tromper et faire des erreurs. Mais je suis convaincu qu’aucun coup de feu n’a été sciemment tiré contre la population civile.

L’Occident peut refuser de croire aux qualités « humanitaires » des généraux russes mais il devrait leur reconnaître du bon sens. Chaque faux pas n’est-il pas un coup porté au prestige de la Russie dans le monde et au soutien de l’opinion russe à l’opération en Tchétchénie ?

Même si les journalistes peuvent ignorer tel ou tel incident en Tchétchénie même, le monde entier sait immédiatement tout sur tout. Les militaires russes font de leur mieux pour épargner la vie des civils.

Avant de lancer une frappe, ils font des vérifications minutieuses. Les retards pris dans le déroulement de l’intervention prouvent justement que l’armée pense au moindre détail.

Contre qui est menée l’opération en Tchétchénie ? Contre ceux qu’en Russie on appelle des bandits et, en Occident, des combattants pour l’indépendance. L’indépendance de quoi ? De son propre village ou de sa région ? En dehors du cadre de la Fédération russe, il n’existe pas de peuples indépendants. L’Etat tchétchène n’existe pas et il n’a jamais existé.

Au temps du tsarisme comme à l’époque soviétique, la Russie n’a pas toujours résisté à la tentation du chauvinisme. Avant la révolution de 1917, le terme d’« indigène » avait officiellement cours. Le pouvoir combattait l’influence des catholiques polonais dans l’ouest du pays et les Ukrainiens n’étaient pas reconnus comme une nation à part entière.

Les relations avec les juifs n’étaient pas simples : des pogroms avaient périodiquement lieu dans les zones de peuplement juif, en Ukraine et en Biélorussie. De même on ne peut que qualifier de génocide la façon dont le régime stalinien avait traité les Tchétchènes pendant la guerre.

Pourtant, jamais un gouvernement russe n’a remis en question le caractère pluriethnique et pluriconfessionnel du pays.

Lorsque le système soviétique s’effondra, tout s’écroula aussi en République de Tchétchénie : pour des raisons locales et par suite de la négligence de Moscou. Dans son livre Coeur de chien, Mikhaïl Boulgakov écrit que « la destruction commence par la tête ».

Les dirigeants, non élus, de la Tchétchénie avaient une vision moyenâgeuse des structures sociales. Les villages et les villes de ce territoire sont alors retournés au Moyen Age, comme le mauvais état des routes ou de l’approvisionnement en électricité en a très vite témoigné. Pour être juste, il faut reconnaître que la première guerre, celle de 1994-1996, conduite sans art par l’armée russe, a achevé de tout détruire.

Dans la population, tous ceux qui l’ont pu sont partis. De nombreux habitants ont été tués parce que leurs assassins avaient pour seul but de s’emparer de leur maison. Ne sont restés que les plus faibles. Du coup, ceux qui possédaient une arme automatique se sont retrouvés les patrons : avec un fusil-mitrailleur ou un lance-grenades, que l’on pouvait se procurer sur n’importe quel marché campagnard, c’était encore mieux.

Il ne faut donc pas s’étonner que des gens peu recommandables se soient précipités vers cette République de pirates. Ceux qui font exploser des bombes dans le métro ou dans les supermarchés y ont trouvé une seconde patrie. Il n’y a qu’en Tchétchénie que n’importe quel individu de n’importe quel coin du monde pouvait se sentir en sécurité après avoir commis un meurtre, un vol ou un acte de violence. Aucune police, aucun Interpol.

La Russie a l’habitude de répondre « les faits sont les faits » quand l’Occident lance contre elle des accusations de corruption. Or, aujourd’hui, nous insistons sur le fait que ce sont les soldats de la Russie qui mènent l’assaut contre la capitale mondiale du banditisme.

Que veut donc la Russie en Tchétchénie ? La réponse est simple : la Russie veut un retour à la vie normale. Pour les Tchétchènes, pour les Russes, pour tous ceux qui sont restés dans leur République, pour tous ceux qui veulent y revenir.

Un exemple : la situation sanitaire. Dans la Tchétchénie d’aujourd’hui, la tuberculose frappe 12 % de la population. Le ministère russe de la Santé se sent responsable de ces malades. De même que le ministère de l’Éducation s’inquiète de l’approvisionnement de cette République en livres scolaires. Là- bas, c’est une génération complète qui n’a jamais fréquenté l’école. Comment imaginer que de tels faits se produisent dans une Russie dont le système éducatif est l’un des meilleurs au monde.

La Tchétchénie aura de l’électricité, elle aura du gaz, elle aura des magasins, elle aura des transports, des écoles, des hôpitaux et des dispensaires, elle aura aussi des élections. Elle connaîtra la véritable autogestion qui, actuellement, n’existe pas.

Des milliers de soldats et d’officiers russes aspirent à rejoindre le front. Pour le journaliste occidental, ces militaires sont forcément « motivés par la haine des Tchétchènes, qu’entretient la propagande de l’Etat ».

En réalité, l’armée et la milice devront protéger les écoles et les hôpitaux tchétchènes, les autobus et les marchés tchétchènes. A l’exception de Grozny et des montagnes, l’ordre public règne dans toute la Tchétchénie. Les citoyens de la Russie, qu’ils portent ou non des galons sur leurs épaules, savent qu’ils sont confrontés à un dilemme très clair. Si la légalité n’est pas rétablie en Tchétchénie, les métastases du banditisme contamineront la Russie tout entière.

J’ai beaucoup discuté de la Tchétchénie avec des étrangers. Ils ont des opinions très diverses sur ce qui s’y passe. Mais quand je leur demande s’il est vrai que la Russie ne peut pas reculer, leur réponse est unanime : la retraite est impossible.

C’est pourquoi la Russie poursuit son offensive.

Serguei CHOIGOU

Le Figaro, no. 17210
samedi 11 décembre 1999, p. 16

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