A défaut de sauver la Tchétchénie, les Occidentaux auront trouvé la voie de justesse à Istanbul, où devait s’achever vendredi 19 novembre le sommet de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe). Au terme d’intenses discussions, ils ont obtenu que figurent dans la déclaration politique finale du sommet un paragraphe sur la Tchétchénie, dont les Russes, jusqu’à jeudi après-midi, ne voulaient pas entendre parler. Revenant sur sa position qui consistait jusque-là à affirmer que le conflit du Caucase est une affaire purement intérieure et que les pays étrangers n’ont pas à s’en mêler, la Russie a finalement accepté, selon le texte, que l’OSCE ait un rôle dans la recherche d’un règlement politique et que son président effectue dans la région une visite dont la date n’a pas été fixée. Le texte, qui en principe engage tous les pays membres, y compris la Russie, réaffirme aussi le mandat confié en 1995 à une mission de l’OSCE qui a été contrainte de fermer ses bureaux en Tchétchénie le mois dernier, ce qui devrait impliquer qu’elle puisse y retourner prochainement.
” Nous ne prétendons pas avoir réglé le problème du Caucase “, admettait le ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, jeudi soir. Mais il invitait aussi à imaginer ce qu’aurait été la situation à l’issue de la réunion d’Istanbul si ce texte n’existait pas. Le sommet menaçait en effet de tourner à une pantalonnade dont l’OSCE et en particulier les Occidentaux auraient fait les frais.
On s’apprêtait à signer en grandes pompes avec les Russes deux documents que leur comportement en Tchétchénie contredit outrageusement : un accord sur la réduction des armements conventionnels qui limite notamment les concentrations d’armes russes dans la région du Caucase et une ” charte de sécurité pour le XXIe siècle “, qui est une espèce de manuel de non- violence et de respect du droit à l’usage des Etats issus de l’effondrement du bloc communiste. On allait donc signer tout cela, comme si de rien n’était, malgré le discours quasi brejnevien que Boris Eltsine avait asséné à l’assemblée jeudi matin, et après que chacun, comme il se doit, eut fait quelques inoffensives allusions à la Tchétchénie ou quelques remontrances polies au président russe.
La France, seule, estimait qu’il ne fallait pas se prêter à ce jeu-là. Deux jours avant le sommet, Hubert Védrine avait suggéré qu’on refuse de signer la charte pour le XXIe siècle si les Russes ne faisaient aucun geste sur la Tchétchénie à Istanbul. Il avait immédiatement obtenu l’assentiment du premier ministre et du président de la République. De tous les discours prononcés jeudi, c’est celui de Jacques Chirac qui fut le plus net. ” Il faut, a- t-il dit, engager la désescalade, respecter le traité sur la réduction des armements conventionnels, rechercher une solution politique par le dialogue. L’OSCE doit pouvoir apporter son concours. Les organisations humanitaires doivent avoir un libre accès à toutes les victimes du conflit dans des conditions de sécurité garantie. ” Et le président avait ajouté à propos de la charte et du traité de désarmement : ” Soyons clairs, les accords ne valent que s’ils sont appliqués et respectés. C’est en fonction des engagements qui seront pris ici que la France décidera de signer ou non ces documents. ”
PAS DE SCANDALE
En début d’après-midi, jeudi, les affaires françaises allaient très mal. Non seulement les Russes opposaient à tout cela une fin de non-recevoir, mais Jacques Chirac et Hubert Védrine n’étaient pas parvenus à attirer leurs partenaires occidentaux sur leur position. Bill Clinton, dans son discours, avait ménagé au maximum son ” ami Boris Eltsine “. Certains Européens s’étaient montrés un peu plus fermes dans la critique, mais sans oser brandir la moindre des menaces, craignant visiblement plus que toute autre chose que le président ne parte en claquant la porte.
Vers 16 heures la situation s’aggrava un peu plus. Alors que Jacques Chirac et le chancellier Gerhard Schröder avaient rendez-vous avec Boris Eltsine pour un entretien dont ils escomptaient encore beaucoup, ce dernier arriva pour leur dire en substance que malheureusement il n’avait pas le temps, qu’il devait rentrer à Moscou ” s’occuper de la Tchétchénie “, mais qu’il les verrait très volontiers à Paris le 21 décembre. L’entretien était clos en moins de dix minutes. Le nouveau rendez-vous fixé pour dans un mois (après les élections en Russie), et le président russe quittait Istanbul pour Moscou visiblement en pleine forme, comme si le fait de narguer les Occidentaux lui avait donné un regain de vigueur. Dans son discours en séance plénière quelques heures plus tôt, il avait dénoncé les terroristes, les preneurs d’otages qui ” infligent des tortures atroces à leurs prisonniers “. Il s’en était pris à l’aveuglement de ceux qui ne comprennent pas que la Russie fait oeuvre utile en luttant ” contre le cancer du terrorisme “, qui se propagera au-delà de ses frontières. Et il s’était élevé contre l’idée de l’ingérence humanitaire en déclarant qu’on avait vu où elle menait ” avec l’agression contre la Yougoslavie “.
Le même Boris Eltsine, pourtant, avant de quitter Istanbul avait pris soin de donner à son ministre des affaires étrangères, Igor Ivanov, quelques consignes dont on constata l’effet en début de soirée avec l’accord sur la déclaration finale. Pas de scandale donc, pas de rupture : tout le monde allait tout signer vendredi et le sommet d’Istanbul s’achevait sans drame pour l’OSCE. Ces péripéties incitent, s’il en était besoin, à une extrême prudence, pour ne pas dire à une totale incrédulité, sur les effets concrets que peuvent avoir à court terme les engagements pris par Moscou à propos de la Tchétchénie. Il faudrait davantage qu’un sommet de l’OSCE pour faire cesser les bombardements sur Grozny. On en reparlera peut-être plus sérieusement, mais plus tard, quand M. Eltsine jugera le moment venu.
TREAN CLAIRE
Le Monde
samedi 20 novembre 1999, p. 2