Car un accord a été trouvé, hier soir, au niveau ministériel, sur la déclaration qui conclura aujourd’hui le sommet d’Istanbul. Dans le paragraphe consacré à la Tchétchénie, les Occidentaux (dans une formation proche du groupe de contact sur la Bosnie) ont obtenu des Russes les références qu’ils souhaitaient sur le respect des normes de l’OSCE, le caractère essentiel d’une solution politique, la relance d’un dialogue avec les indépendantistes, le retour d’une mission politique et humanitaire et, enfin, la visite sur place du président de l’OSCE.
Bien sûr, les promesses n’engagent que ceux qui y souscrivent et il faudra juger Moscou sur pièces. Mais Hubert Védrine parle de « solution responsable » et se réjouit que le texte reconnaisse « le rôle de l’OSCE dans la recherche d’une solution politique au conflit » en soulignant le rôle qu’y a joué la France. Du coup, les 54 pays membres de l’Organisation devraient être en mesure de signer aujourd’hui deux documents importants : une nouvelle Charte sur la sécurité européenne et la version adaptée du traité FCE (voir encadré).
Mais, avant d’en arriver là, la journée aura été rude ! Le moment sans doute le plus surréaliste de la journée s’est déroulé après le déjeuner. Boris Eltsine a rendez-vous avec Jacques Chirac et Gerhard Schröder pour une rencontre de ce que les diplomates appellent le « triangle de Bor ». Or celle-ci ne durera qu’à peine dix minutes, traductions comprises. Le patron du Kremlin est pressé et le fait savoir…
Curieuse invitation
Dès le début de l’entrevue, lisant un texte, il explique qu’il doit « rentrer à Moscou pour s’occuper de la Tchétchénie ». Mauvaise humeur, fatigue, constat de désaccord insurmontable ? Joignant le geste à la parole, il se lève. Mais, pour ne pas donner l’impression de claquer la porte, il prend le temps de s’auto- inviter à une nouvelle réunion. Il en propose même le lieu Paris et la date le 21 décembre !
MM. Chirac et Schröder connaissent bien le personnage. Mais ils sont quand même un peu interloqués. Faut- il accepter cette curieuse invitation ? Ils répondent « oui » d’un commun accord, car le dialogue est toujours préférable à l’aigreur et à l’incompréhension. Un dialogue à trois se tiendra donc bien le mois prochain dans la capitale française sur « la sécurité en Europe et le devenir du monde de demain ».
La situation en Tchétchénie aura-t- elle évolué dans le bon sens d’ici là ? L’accord ministériel d’hier le laisse espérer. D’autant qu’avant de regagner Moscou, Boris Eltsine s’était une dernière fois entretenu avec Igor Ivanov, lui confiant le soin de négocier jusqu’au bout le texte de la déclaration. La question était alors de savoir si la Russie allait s’enfermer dans son splendide isolement ou tenter, au contraire, au nom des principes qu’elle prétend défendre dans le cadre de l’OSCE, d’assouplir sa position. La seconde version a apparemment prévalu.
Le chef de la diplomatie norvégienne, Knut Volleback, dont le pays préside en ce moment l’OSCE, avait résumé dans l’après-midi les exigences des Occidentaux vis-à-vis de Moscou : 1) Installation d’une antenne de l’organisation en Ingouchie ; 2) Libre accès en Tchétchénie pour les convois humanitaires ; 3) Envoi d’une mission de l’OSCE à Grozny pour l’instauration d’un dialogue politique entre la Russie et les indépendantistes.
Les Quinze et les Etats-Unis étaient grosso modo d’accord sur ces trois points. Mais il n’y avait pas véritablement de langage commun. Dans la litanie des discours officiels prononcés, hier, autour d’une gigantesque table ovale, au palais Ciragan-Kempinski, les différences de tonalité avaient sauté aux oreilles. Malgré son amitié non démentie pour son « ami Boris », Jacques Chirac s’était montré bien plus sévère, par exemple, que Bill Clinton qui avait enrobé ses reproches à M. Eltsine d’un sirop presque aussi sucré que les pâtisseries locales.
Les miracles existent
Les dirigeants occidentaux s’étaient presque tous référés à Gerhard Schröder qui, parlant le premier, avait déclaré que « l’ombre de la guerre en Tchétchénie pesait sur le sommet », que « la guerre n’était pas le bon moyen pour éradiquer le terrorisme » et que Moscou était en train de « saper la crédibilité des principes de l’OSCE ». Mais Jacques Chirac avait été le seul à menacer de ne pas signer les textes du sommet au motif que « les accords ne valent que s’ils sont appliqués et respectés ».
En définitive, pourtant, les arguments des Européens et des Américains ont porté. Comment expliquer autrement la volte-face russe ? Le matin, Boris Eltsine refusait toute « ingérence humanitaire » en Tchétchénie et tout dialogue politique avec les indépendantistes. Le soir, son ministre des Affaires étrangères corrigeait si bien le tir que les pays les plus sévères à l’égard de la Russie se disaient satisfaits. Les miracles diplomatiques existent. Mais ils demandent toujours à être vérifiés… B. B et E. B.
Encadré(s) :
En suspens
– Le traité FCE avait été signé en 1990 à Vienne dans le cadre de l’ex- CSCE par les 23 pays membres du Pacte de Varsovie et de l’Otan. Entré en vigueur en 1992, il fixait les plafonds à ne pas dépasser pour cinq catégories d’armes conventionnelles (chars, canons, etc.) à l’intérieur d’une zone allant de l’Atlantique à l’Oural. L’éclatement de l’URSS et la disparition du Pacte de Varsovie ont changé la donne. Tout le monde est d’accord Russie comprise pour estimer que les accords passés de bloc à bloc devaient faire place à un système de plafonds nationaux et territoriaux. Mais la question des concentrations d’armements sur ce qu’on appelle les « flancs » nord et sud se pose encore. Moscou viole le traité en Tchétchénie, par exemple. B. B et E. B.
« Nous ne sommes pas des idéalistes »
Kai Eide, qui préside le conseil permanent de l’OSCE au nom de la Norvège, explique et justifie auprès du Figaro l’action de l’organisation.
Kai EIDE. Nous étions la dernière organisation internationale à quitter la Tchétchénie, et nous l’avons fait pour des raisons de sécurité. A l’époque, tous les Etats membres se sont accordés pour dire que cette décision était la bonne. Ces jours-ci, nous avons envoyé une mission en Ingouchie et à Moscou. Des discussions sont en cours, notamment avec Ivanov, le ministre des Affaires étrangères russe. Il n’y a rien qui nous plairait autant que de jouer à nouveau un rôle actif en Tchétchénie. Mais, bien sûr, nous avons besoin du consentement des Russes.
Nombre de pays ont demandé qu’une solution politique soit préférée à l’escalade militaire. Nous avons condamné l’utilisation aveugle de la force… En même temps, nous avons aussi fait valoir notre respect de l’intégrité territoriale de la Fédération russe et notre souci en ce qui concerne le terrorisme.
Il est clair que, comme l’ONU, nous ne pouvons intervenir sur un territoire sans avoir le consentement de l’Etat auquel il appartient. Cela étant, notre travail sur le terrain est réel, même s’il n’est pas toujours très visible. L’OSCE reste la plus importante organisation pour construire la démocratie au quotidien. En Bosnie, nous surveillons et organisons les élections depuis 1996. Nous formons la police, hier en Croatie, aujourd’hui au Kosovo. Nous formons également des juristes, des administrateurs locaux. Nous aidons à la constitution de partis politiques, d’ONG ; bref, à la naissance d’une société civile… Ne me dites pas que ce n’est pas une mission importante !
On l’a vu en Bosnie, et on le verra au Kosovo : cela prendra beaucoup plus de temps que prévu. Lorsque nous avons annoncé vouloir reconstruire une société multiethnique au Kosovo, on nous a traités d’idéalistes… Nous ne le sommes pas ! La société multiethnique, c’est ce vers quoi nous devons tendre, mais nous savons que ce sera très coûteux, en temps comme en ressources. Si nous ne tenions pas la longueur, tous ces efforts pourraient bien être gâchés. Ce serait tragique.
En Bosnie, nous passons graduellement les responsabilités aux autorités locales. J’espère que, à terme, nous y arriverons également au Kosovo. Nous devons organiser des élections aussi vite que possible, dès que le pluralisme politique sera suffisant et que les médias permettront à tous les candidats de s’exprimer.
L’un des principaux thèmes du sommet d’Istanbul portera effectivement sur la façon d’intervenir dans les conflits internes aux Etats puisque ceux-ci ont pris le pas, depuis dix ans, sur les conflits entre Etats. J’espère que nous affinerons les instruments à notre disposition.
Quelque chose comme ça… Des équipes d’experts stationnées dans différentes régions et disponibles très rapidement. Il faut améliorer notre capacité réactive, et donc renforcer notre secrétariat général en évitant de multiplier la bureaucratie. Nous voulons pouvoir lever une force en cas de menace conflictuelle ou de conflit déjà entamé. E. B.
Washington gagne le « grand jeu »
Influence croissanteLes États-Unis ont farouchement défendu ces deux projets, qui évitent un acheminement du gaz et du pétrole à travers la Russie ou l’Iran, leur permettant ainsi d’accroître leur influence dans la région.
Les accords ont été complétés par une « déclaration d’Istanbul » à laquelle s’est joint le Kazakhstan, qui y exprime « sa volonté de transférer une quantité substantielle de pétrole » à travers l’oléoduc Bakou-Ceyhan.
Baudouin BOLLAERT, Eric BIEGALA
Le Figaro, no. 17191
vendredi 19 novembre 1999, p. 3