QUAND les Russes bombardent aveuglément des civils en Tchétchénie, qu’est-ce qu’on fait ? Cette question, que tout le monde pose aujourd’hui, donne un intérêt particulier au sommet de l’OSCE qui s’est ouvert jeudi 18 novembre à Istanbul. Cet exercice diplomatique, d’habitude assez rébarbatif pour le commun des mortels, pourrait cette fois déroger à la règle. Boris Eltsine va en effet côtoyer, pendant deux jours, les chefs d’Etat et de gouvernement de cinquante-trois autres pays d’Europe et d’Amérique, dont beaucoup ont ouvertement critiqué ou condamné l’intervention russe en Tchétchénie et qui se trouvent eux- mêmes, pendant ces deux jours, sous le regard de leurs opinions publiques.
Il ne faut pas s’attendre, de la part de ces derniers, à des mesures spectaculaires : ni sanctions, ni menaces, ni termes mal pesés; ce sommet ne doit pas tourner au ” procès ” de la Russie, soulignait-on ces derniers jours dans les milieux dirigeants français, exprimant là un point de vue partagé par tous les Occidentaux. Mais alors, qu’est-ce qu’on fait ? ” On essaiera de convaincre “, répondait Catherine Colonna, porte-parole du président de la République; on expliquera que l’intérêt de la Russie n’est pas de s’enfermer dans une approche militaire du problème tchétchène. On dira ” clairement ” aussi, ajoutait-elle, ” que les bombardements sont une erreur et que leurs conséquences sur les civils ne sont pas acceptables; on appellera au libre accès des organisations humanitaires aux populations tchétchènes “. Le sommet d’Istanbul va être l’illustration de la politique à laquelle les Occidentaux entendent se tenir envers Moscou : critique, mais non coercitive; essentiellement persuasive.
” Nous n’avons pas d’autre levier sur Moscou “, dit-on encore à Paris, où l’on reflète là aussi un sentiment partagé par les puissances occidentales. De menace militaire, il n’est question pour personne. De sanctions économiques et financières non plus : ” La Russie n’est pas aussi directement dépendante des financements extérieurs que d’autres pays, comme l’Indonésie “, disent certains; ” C’est LA bêtise à ne pas faire “, disent d’autres, qui font remarquer que la guerre en Tchétchénie ” est une guerre populaire en Russie ” et qui, rappelant les expériences de l’Irak ou de la Serbie, soulignent l’inefficacité de ce genre de mesures et leurs effets pervers dans des populations qui ont le sentiment d’en être la cible. ” Il ne peut même pas y avoir de condamnation par l’ONU “, déplore-t- on encore, puisque la Russie est membre permanent du Conseil de sécurité. On fait valoir d’autre part que l’OSCE ” est le forum auquel les Russes sont le plus sensibles “. ” Ce sommet, dit un diplomate français, est une occasion qui ne se représentera pas d’exercer une pression maximale, avec le maximum de chances d’être entendu, y compris par l’opinion russe. ”
Cette organisation, c’est vrai, est chère aux Russes depuis longtemps, pour des motifs divers selon les régimes. Elle représente encore pour la Russie la ” maison européenne “, un forum où elle peut faire entendre sa voix sur les affaires de sécurité du continent et compenser les humiliations que l’OTAN lui fait inévitablement subir depuis dix ans. La Charte de sécurité pour le XXIe siècle, qui doit être adoptée à Istanbul, est ainsi due à une initiative de la Russie. L’abondance de déclarations relatives au sommet d’Istanbul qui émanent depuis quelques jours de Moscou prouve que cette rencontre n’est pas indifférente aux dirigeants russes, comme le dénote aussi le fait que Boris Eltsine, qui ne voyage plus guère, ne se soit pas fait excuser.
L’OSCE est aussi, paradoxalement, le terrain idéal où mettre les dirigeants russes en contradiction avec eux- mêmes, en les rappelant au respect des engagements qu’ils ont pris. Et ils en ont pris beaucoup dans le cadre de cette organisation mal connue en Occident, qu’il s’agisse des libertés individuelles, du respect des droits de l’homme ou du désarmement. Comment ne pas se souvenir aujourd’hui de la période initiale de ce qui s’appelait alors “le processus d’Helsinki”, où le régime soviétique de Brejnev, pris au piège de cette concertation Est-Ouest dont il avait lui-même pris l’initiative avec un perfide dessein, vit fleurir chez lui et dans tous les pays satellites des comités de surveillance des accords d’Helsinki, bastions de la dissidence, qu’il ne ménagea d’ailleurs pas. Comment ne pas s’en souvenir alors qu’à Moscou on ressort la vieille antienne du chacun chez soi et de la non- ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat ?
Le minimum, à Istanbul, sera de signifier à Boris Eltsine l’inconséquence qu’il y a à être membre de l’OSCE et à empêcher dans le même temps une mission de l’OSCE – en place en Tchétchénie depuis 1995 et qui a dû s’en retirer pour des raisons de sécurité – de regagner la petite République caucasienne. On lui rappellera aussi, a indiqué Mme Colonna, le ” code de bonne conduite ” adopté par l’OSCE en 1994, par lequel les Etats membres s’engageaient notamment à n’employer dans les activités de maintien de l’ordre que des ” mesures appropriées “, à ne pas recourir à des ” moyens disproportionnés “. On devrait surtout lui faire de sévères remontrances pour violer l’un des textes majeurs produits par l’organisation : le traité de 1990 sur la limitation des armements conventionnels en Europe (FCE), un monument en matière de désarmement.
FLAGRANT DÉLIT
Outre des plafonds nationaux, il fixe aussi des limitations régionales pour certaines catégories d’armes (chars, véhicules blindés, pièces d’artillerie), précisément pour éviter les concentrations de troupes menaçantes. La Russie viole évidemment les limitations qui lui sont en principe imposées dans le Caucase. Mais ces remontrances, on ne les lui fera pas, en tout cas pas de manière probante. En effet, l’un des points essentiels de l’ordre du jour du sommet d’Istanbul était, et reste, la signature avec la Russie d’une nouvelle mouture du traité FCE tenant compte des évolutions géopolitiques en Europe. Dans les négociations engagées il y a plusieurs années pour cette révision du traité, la Russie s’est battue pour que soient augmentées les quantités de matériels qu’elle est en droit de déployer dans la région du Caucase. Elle a obtenu gain de cause, en échange, semble-t-il, des concessions qu’elle faisait par ailleurs en acceptant de retirer une partie de ses forces stationnées en Moldavie et en Géorgie. La version 1999 du traité FCE lui est donc, de ce point de vue, plus favorable que celle de 1990. Elle ne la viole pas moins, celle-là aussi, allègrement, depuis le début de son offensive en Tchétchénie.
Mais qu’à cela ne tienne, le nouveau traité FCE sera signé à Istanbul selon le cérémonial d’usage, avec un pays en flagrant délit de violation, auquel on demandera seulement de bien vouloir indiquer quand il entend ” se mettre en conformité “, quel est son calendrier de retrait de ses troupes de Tchétchénie. Les diplomates font valoir les mérites du traité, notamment pour tous les pays voisins de la Russie. Ils ajoutent qu’il faut bien que des normes existent pour pouvoir prendre Moscou en défaut; et ils s’insurgent contre ceux qui voudraient jeter le bébé avec l’eau du bain et, sous prétexte de Tchétchénie, ouvrir la voie à ” une relance de la course aux armements conventionnels en Europe “. Sans aller jusque-là, jusqu’à jeter le traité aux orties, peut- être aurait-on pu imaginer un délai, une réserve, une quelconque formule qui évite à la diplomatie d’afficher cette étonnante capacité qu’elle a parfois d’ignorer délibérément le réel ?
MESURE SYMBOLIQUE
A la veille du sommet, les dirigeants français paraissaient cependant avoir pris conscience de la faiblesse de cette attitude. ” On ne peut pas aller à Istanbul comme si de rien n’était “, disait jeudi le ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine. La France, qui a été ces dernières semaines, avec la Grande-Bretagne, la plus audacieuse dans la critique envers Moscou, a donc résolu in extremis de demander à ses partenaires occidentaux de durcir le ton et d’envisager au moins une mesure de rétorsion symbolique. L’idée est d’exiger de Boris Eltsine qu’il accepte une mission de l’OSCE dont le mandat serait non pas humanitaire mais politique : nouer entre Moscou et Grozny le début d’une négociation, ce qui, espérait-on à Paris, ” amorcerait la désescalade dans le conflit “. Dans l’hypothèse où le président russe refuserait une telle ” ingérence “, il faudrait, selon Paris, non pas mettre en péril le traité de désarmement, mais refuser de signer le second document qui doit être consacré par le sommet d’Istanbul, la Charte de sécurité pour le XXIe siècle. Le mettre en jeu renforcerait quelque peu la pression sur Moscou et permettrait aux dirigeants occidentaux de s’éviter le ridicule en vantant à la tribune les principes qu’il contient.
BARYLI WALTRAUD; TREAN CLAIRE
Le Monde
vendredi 19 novembre 1999, p. 4