La guerre en Tchétchénie pèsera sur le sommet de l’OSCE qui s’ouvre aujourd’hui à Istanbul.

C’est Boris Eltsine lui-même, malgré sa santé chancelante, qui va représenter la Russie au sommet de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) qui commence aujourd’hui à Istanbul en présence des leaders de 54 pays, dont Bill Clinton et Jacques Chirac. Tchétchénie oblige, Moscou sera au banc des accusés, et le patron du Kremlin a annoncé la couleur en proclamant : « Ils n’ont pas le droit de nous faire ça ! »

Depuis quelque temps déjà, les pressions se font de plus en fortes sur la Russie. Si l’Union européenne, par exemple, respecte la souveraineté russe sur la Tchétchénie et condamne les actes terroristes, elle exige l’ouverture d’un dialogue réel avec les indépendantistes et le libre accès de l’aide humanitaire. Or Moscou maintient une ligne dure.

Le sommet de l’OSCE tombe mal pour la Russie, car les principes mêmes qui fondent l’action de ses pays membres sont battus en brèche par les événements tchétchènes. L’Organisation est donc « l’enceinte légitime » pour en parler, souligne-t- on à l’Elysée. D’autant qu’en 1994 un « code de conduite » avait été adopté pour éviter « tout usage disproportionné » de la force dans les conflits internes, rappelle-t-on au Quai d’Orsay.

Pourtant aucune sanction ne devrait être prise contre la Russie, de peur de durcir l’attitude du gouvernement. Et alors que l’intervention russe est en contravention totale avec le traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), une version révisée de celui-ci sera signée à Istanbul. La France et ses partenaires de l’UE auraient pu surseoir à cette signature pour marquer leur défiance. Mais, sauf obstacle de dernière minute, le « FCE nouveau » sera porté sur les fonts baptismaux.

Un traité et une charte

Un diplomate français justifie cette attitude : « Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Il faut éviter le retour à la guerre froide. Tout le monde est partisan de ce traité ajusté à la nouvelle donne créée par l’éclatement de l’URSS. Les Russes savent qu’ils sont dans l’illégalité, mais affirment qu’ils vont corriger le tir. Le FCE signifie le maintien des inspections sur place. C’est un grand facteur de transparence dans le contrôle des armements conventionnels. »

En revanche, la France voudrait convaincre ses partenaires de ne pas signer la nouvelle charte de sécurité européenne, dont le texte est quasiment prêt, si Moscou n’accepte pas la venue d’une mission politique de l’OSCE en Tchétchénie. Prolongement de l’acte final d’Helsinki de 1975 et de la charte de Paris de 1990, cette charte doit marquer un double renforcement politique et opérationnel de l’OSCE, avec la création d’une cellule de réponse aux crises. Il faut dire que, en Asie centrale ou dans le Caucase, elle est l’outil le mieux adapté pour agir.

Malgré des effectifs et un budget légers (1 milliard de francs par an), l’OSCE a su trouver sa place comme « instrument opérationnel de diplomatie préventive et d’assistance à la démocratisation », dit-on à Paris. Elle est présente dans une quinzaine de pays et son action modeste et peu médiatisée est généralement saluée.

L’affaire tchétchène n’en marque pas moins cruellement les limites d’une organisation où chaque décision doit être prise par consensus. Istanbul risque d’apparaître comme le sommet de l’hypocrisie, à moins que, sous le feu croisé des critiques, Boris Eltsine n’assouplisse sa position. C’est l’espoir d’Hubert Védrine, qui dit ne pas « écarter cette hypothèse », même si « le calendrier électoral russe ne s’y prête pas ».

Le sommet fournira en tout cas l’occasion d’une multitude de contacts personnels entre chefs d’Etat et de gouvernement. Jacques Chirac, notamment, rencontrera les dirigeants turcs, Bill Cinton, Kofi Annan et Boris Eltsine, ce dernier en compagnie du chancelier Schröder. Un seul absent de marque : Tony Blair, retenu à Londres pour des raisons de politique intérieure. B. B.

Encadré(s) :

Les coulisses du sommet

– Bill Clinton a rencontré hier à Istanbul le premier ministre israélien Ehud Barak . Israël a décidé de ne pas procéder cette semaine au retrait militaire de Cisjordanie initialement prévu pour lundi dernier.

– L’organisation Médecins sans frontières (MSF), prix Nobel de la paix, a envoyé des lettres ouvertes aux chefs d’Etat et de gouvernement qui participeront au sommet pour qu’ils demandent à la Russie l’arrêt des bombardements en Tchétchénie. – Vuk Draskovic , le leader du principal parti d’opposition serbe, rencontrera des responsables américains en marge du sommet de l’OSCE. La Yougoslavie est suspendue des travaux de l’OSCE depuis 1992 en raison de son rôle dans la guerre en Bosnie- Herzégovine.

– La police turque a arrêté 20 membres présumés d’une organisation islamiste clandestine qui s’apprêtaient selon elle à commettre des attentats « spectaculaires ». De nombreuses armes et des produits utilisés dans la fabrication d’engins explosifs ont été saisis.

Fureur à Moscou

Furieux, les Russes. Ulcérés. Stupéfaits que l’Occident puisse avoir le front de leur demander des comptes sur la Tchétchénie, après avoir bombardé la Yougoslavie pendant près de trois mois ce printemps. L’Occident oserait se mêler de rompre la belle unanimité médiatique, populaire et politique qui entoure la nouvelle guerre du Caucase ! A Moscou, cette simple idée fait rugir l’opinion, intimement persuadée que l’Occident rêve de mettre la Russie au pas. Si 50 % des Russes commencent à douter de l’efficacité de l’opération militaire en Tchétchénie, selon un récent sondage, ils sont sans doute au moins aussi nombreux à croire dur comme fer aux desseins malveillants de l’Ouest.

Jusqu’aubout Sur un ton rappelant l’époque de la guerre froide, le ministre de la Défense, Igor Sergueïev, va même jusqu’à accuser les Etats-Unis d’avoir « intérêt au pourrissement du conflit dans le Nord-Caucase », pour renforcer « son emprise » sur la région. Apothéose de cette contre-attaque en règle, menée parallèlement par les militaires et les diplomates, le vice-ministre des Affaires étrangères, Alexandre Avdeïev, déclare que la Russie et les Etats-Unis pourraient se retrouver « au bord d’un nouveau conflit militaire » si l’Amérique persiste à vouloir violer le traité ABM.

Pour l’occasion, Boris Eltsine a même été « ressuscité » après deux mois d’éclipse totale. Les Occidentaux « n’ont pas le droit d’accuser la Russie d’éliminer les bandits, les coupeurs de tête et les terroristes sur son territoire », a-t-il lancé lundi, après avoir confirmé qu’il représenterait la Russie au sommet d’Istanbul. « Nous n’arrêterons pas tant qu’il restera un terroriste sur notre territoire », a-t-il ajouté d’une voix forte, réaffirmant son soutien indéfectible au premier ministre, Vladimir Poutine, qui a été depuis le début de l’opération le porte-drapeau des partisans de la guerre.

Selon le quotidien Kommersant, les diplomates russes ne se contentent d’ailleurs pas de hausser le ton publiquement. En coulisses, dans leurs conversations bilatérales avec leurs homologues européens et américains, ils agitent le spectre d’une montée en puissance du sentiment antioccidental, notamment dans les milieux militaires, et invitent l’Occident à mettre leur indignation en sourdine.

Pendant la guerre de Yougoslavie, les rôles étaient inversés, mais le face à face similaire. Il y avait toutefois une différence. Les buts de guerre de l’Otan arrêter les massacres de civils au Kosovo étaient plus ou moins clairement énoncés. Dans le cas de la Tchétchénie, les généraux affirment vouloir aller « jusqu’au bout ». Mais au bout de quoi ? Mystère. L. M.

Sur le terrain, le Kremlin défie l’Occident

Solana : il serait « bizarre » que l’OSCE ne puisse rien faire L’ancien secrétaire général de l’Otan, Javier Solana, nommé « haut représentant » de la Pesc (Politique étrangère et de sécurité) de l’Union européenne il y a un mois, s’explique à la veille du sommet d’Istanbul.

Javier SOLANA. La situation est fluide et le restera jusqu’à la dernière minute, de sorte que je ne peux vous donner de réponse concrète. Mais il serait bizarre en effet que l’OSCE se réunisse en sommet, en présence de plus de 50 chefs d’Etat et de gouvernement, sans qu’elle puisse jouer le rôle qui est le sien dans une affaire aussi dramatique. J’espère qu’elle pourra assumer ce rôle, et ce dans deux directions : l’une politique, pour oeuvrer en faveur d’une solution négociée, l’autre humanitaire en obtenant un droit d’accès pour les ONG.

Elles ne peuvent être que d’ordre politique, et nous faisons tous les efforts possibles dans ce sens. Je sais que certains pensent à des pressions économiques, par le biais de l’argent du Fonds monétaire international par exemple. Je ne suis pas sûr que cela serait très sage, en particulier du point de vue de la stabilité intérieure de la Russie : nous risquons de créer des problèmes plus importants, pour la population, que ceux que nous voulons résoudre.

Ce n’est pas aussi simple. Prenez la déclaration que les ministres des Affaires étrangères des Quinze ont adoptée lundi dernier. C’est un texte très dur, et je vous assure que le message a été perçu. Nous sommes pris au sérieux. D’autre part, Boris Eltsine sera présent à Istanbul, et cela peut avoir un effet positif. Après tout, il a des relations personnelles avec Jacques Chirac ou Bill Clinton qu’il verra tous les deux. Cela compte.

Les ministres de la Défense des Quinze ont pour la première fois été associés, lundi en votre présence, aux travaux des chefs de la diplomatie. Quelles leçons en tirez-vous ?

Cela demandera de l’argent…

Baudouin BOLLAERT, Laure MANDEVILLE, Pierre BOCEV

Le Figaro, no. 17190
jeudi 18 novembre 1999, p. 2

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