Les conséquences de cette revanche perdue seront plus lourdes encore que celles du premier conflit de 1994-1996. Les autres républiques du Nord-Caucase, en particulier le Daguestan et l’Ingouchie, déjà minées par de graves difficultés économiques et sociales, sont fortement déstabilisées. La petite Ingouchie ne sait comment gérer les 250 000 nouveaux réfugiés qui sont probablement là pour longtemps.
Pourquoi cette guerre? Comment expliquer que le même pouvoir eltsinien reproduise la même erreur, au même endroit, avec la même armée, et avec aussi peu de chances d’emporter une victoire militaire ou politique?
L’explication n’est pas à rechercher dans le registre de la rationalité, ni même de la raison d’Etat. C’est dans la déliquescence du régime politique que l’on trouve les origines d’un comportement erratique. Derrière l’obstination antitchétchène, il n’y a pas une stratégie implacable et un scénario dessiné à l’avance mais une dangereuse inconstance.
Le discours de durs que nous tiennent les Poutine, Ivanov et autres ministres russes ne devrait pas nous impressionner car il cache la panique d’un régime à bout de souffle. Leurs propos servent d’autolégitimation et de boucliers contre la discussion. Quand on ne sait pas expliquer une action, la meilleure défense est l’attaque. L’entretien donné par le Premier ministre russe au Figaro, le 2 novembre, révèle toute la fragilité de l’argumentaire officiel va-t-en-guerre. Il nous explique que les Tchétchènes accueillent avec soulagement les Russes venus les libérer du joug des bandits. Puis, il affirme que Moscou ira “jusqu’au bout” car il faut détruire la Tchétchénie, terre de bandits. Tous les Tchétchènes sont-ils donc des bandits et des terroristes?
Rappelons quelques faits. Quand l’aviation russe a commencé à frapper la Tchétchénie début septembre, la Russie était sous le choc des attentats qui avaient fait plus de 300 morts, principalement à Moscou. Le gouvernement tchétchène a démenti toute implication et l’on ne saura jamais la vérité car les autorités russes n’ont mené aucune enquête sérieuse. Ces attentats avaient été précédés de troubles au Daguestan, provoqués par Bassaïev, commandant tchétchène en rupture de ban avec le président Maskhadov. Le nouveau Premier ministre Poutine a immédiatement su mettre à profit la déstabilisation au Nord-Caucase et les attentats pour focaliser toute son action sur la lutte contre le terrorisme “tchétchène et international”. Ancien chef du FSB (ex-KGB), Poutine a lancé une “opération de police” qui, en quelques jours, a pris l’ampleur d’une véritable guerre. Le Caucase a opportunément repoussé au second plan les scandales financiers qui, en août, avaient mis en cause la famille et l’entourage du président Eltsine et dévoilé l’ampleur des détournements de fonds publics en Russie.
Le gouvernement a donc exploité la déstabilisation pour jouer de l’exceptionnalité. A situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle. Le terrorisme justifie, en représailles, une guerre à outrance. Et il n’y a rien à expliquer puisqu’on est, grâce aux poseurs de bombes, hors de la norme et du raisonnable. Pourtant, aucun attentat ne s’est reproduit depuis début septembre, or la guerre dure, s’amplifie. Où peut- elle s’arrêter puisque aucun but de guerre crédible n’est explicité? Quand les premières bombes ont frappé la Tchétchénie, l’objectif officiel était d’anéantir les auteurs des attentats de Moscou, dont on affirmait que c’était Bassaïev et ses comparses. Deux mois et plusieurs milliers de morts plus tard, l’objectif martelé par Poutine est: “reconquérir la Tchétchénie, débarrassée des bandits.” Et désertée par ses habitants, forcés de fuir, et détruite au point de ne pouvoir être reconstruite, quel que soit le pouvoir en place à Grozny.
Un glissement très rapide s’est donc produit, entraînant les autorités russes dans l’engrenage de la violence, engrenage qui s’accompagne toujours d’un refus de négocier et d’un recul de la raison. Depuis le début de l’offensive, Eltsine a obstinément écarté toute discussion avec Maskhadov, légitimement élu président de Tchétchénie début 1997, et avec lequel il a signé en mai 1997 un traité de paix. Maskhadov a, en revanche, régulièrement appelé au dialogue.
Une surprenante légitimation a été utilisée par le pouvoir russe, et malencontreusement reproduite par nos médias: la guerre serait populaire, l’opinion soutiendrait sans réserve son Premier ministre à poigne! Et il ne serait pas bienvenu de critiquer une politique somme toute consensuelle. Les sondages méritent d’être lus dans le détail et interprétés avec précaution. L’état d’esprit des Russes reflète d’abord une lassitude et une profonde insécurité face au quotidien et à l’avenir. Ils sont rassurés que leur gouvernement “rétablisse l’ordre”; ils acceptent la manière forte “pour lutter contre les terroristes” mais pas “pour reconquérir la Tchétchénie”. Selon un tout dernier sondage, ils seraient une majorité à accepter que la Tchétchénie se sépare de la Russie.
Les militaires ont-ils fait pencher la balance en faveur d’une guerre totale? Jusqu’à ce jour, les propos tenus par les généraux habilités à s’exprimer sont parfaitement en phase avec le discours du Premier ministre: on y retrouve la même dureté et les mêmes contradictions. Il est possible que les commandants militaires, humiliés par la défaite de 1996, n’aient accepté de repartir en Tchétchénie qu’à la condition de bénéficier cette fois-ci de tous les moyens et de ne pas être ballottés entre phases de combat et phases de négociation.
Le traumatisme de la première défaite explique l’escalade de ce second conflit. Les politiques comme les militaires russes ont misé sur une attaque massive et de courte durée. Ils se sont de nouveau trompés et sont maintenant devant un dilemme difficile: soit s’installer dans un conflit d’usure long, coûteux et épuisant pour l’armée, en défiant la communauté internationale; soit reconnaître leur erreur de jugement et chercher une issue par la négociation, avec le soutien de partenaires étrangers. La seconde option, la seule raisonnable, n’est peut-être pas encore ouverte. Elle le sera nécessairement un jour, car l’alternative d’un conflit permanent au Nord-Caucase n’est pas tenable. Et ce jour arrivera plus tôt si les pays proches de la Russie, tout particulièrement ses partenaires européens sans lesquels elle se sentirait très marginalisée, ne la laissent pas régler seule ses “affaires de famille”.
Laisser le Kremlin se protéger derrière le sacro-saint principe de l’intégrité territoriale et le respect des “affaires intérieures” relève de la fuite plus que du respect de l’autre. Nous sommes toujours aussi embarrassés à l’idée de dire non à Eltsine. Or, le président russe est déjà en train de quitter la scène politique et ce n’est pas de nous que vient le coup de grâce.
MENDRAS Marie
Chercheur au Centre d’études et de recherches internationales, et enseigne à Sciences-Po
Libération
REBONDS, jeudi 18 novembre 1999, p. 6