60 % des Russes s’opposent à une négociation avec les dirigeants tchétchènes.

Les forces russes pourraient entrer aujourd’hui dans Goudermes (est de la Tchétchénie), la deuxième ville de la république indépendantiste du Caucase. Selon le ministre de la Défense Igor Sergueïev, l’opération militaire pourrait être terminée d’ici à la fin de l’année. Hier, pour la première fois, le Kremlin a reconnu que des « erreurs tragiques » ont été commises lors de l’opération russe en Tchétchénie, en faisant allusion aux civils tués lors du conflit. « Nous avons de la peine pour ces erreurs et en portons la responsabilité morale », a indiqué le chef adjoint de l’administration présidentielle, Igor Chabdourassoulov, dans une conférence de presse. Selon un sondage réalisé début novembre, 60 % des Russes partagent néanmoins l’opinion des militaires selon laquelle « on ne doit pas négocier avec les dirigeants tchétchènes ».

Sonia est plantée au milieu de la route, juste derrière la barrière qui marque la limite du poste-frontière tchétchéno-ingouche d’Adler. Elle pleure. Autour d’elle, tout n’est que tumulte et poussière. Des voitures de réfugiés, aux fenêtres noires de crasse à travers lesquelles on aperçoit les visages épuisés d’enfants blottis contre leurs mères, passent en territoire ingouche. D’autres voitures s’apprêtent à prendre la route en sens inverse, pour regagner la Tchétchénie. Un médecin d’Ourous-Martane qui passe avec son ambulance crie par la vitre ouverte qu’« on massacre les civils ! ». « J’expédie mon mari, murmure une femme. Il doit aller à Starye Atagi car il a appris que son vieux père était mort dans les bombardements. »

Sonia pleure toujours. Elle a beau s’adresser aux officiers ingouches qui contrôlent le trafic, ils lui expliquent gentiment qu’il est trop tard pour traverser à pied. Jusqu’au prochain poste-frontière, Kavkaz, exclusivement contrôlé par l’armée russe, il y a au moins 15 kilomètres. Et la nuit va tomber. « Je dois rentrer chez moi, sanglote Sonia, car je n’ai plus d’argent. J’ai faim. » Sa fille de 15 ans la prend par la main pour la calmer.

A quelques mètres de là, le colonel russe Nikolaï Khrouliov, responsable du poste de Kavkaz depuis que l’armée a établi un filtrage sur toute la frontière tchétchéno-ingouche, tente de se débarrasser des quelques journalistes étrangers qui lui demandent de les laisser passer jusqu’au point de contrôle russe. « Impossible, rugit-il, vous ne faites que mentir sur ce qui se passe ici. Vous vous apitoyez sur les réfugiés, mais en fait tout se passe normalement. Il faut savoir que ces soi-disant réfugiés repartent en Tchétchénie dès qu’ils arrivent ici, ce qui montre bien qu’ils viennent en réalité observer nos positions ! »

« Ce n’est pas vrai, rétorque une journaliste moscovite. Les gens rentrent en Tchétchénie pour aller chercher ce qui reste de leur famille, ou pour ramasser leurs morts ! »

« Vous m’accusez de mentir ? Il n’y a qu’une personne qui dit la vérité ici, c’est moi ! », poursuit le colonel Krouliov qui s’éloigne à grands pas.

A quelques mètres de là, une dizaine d’Omon des troupes spéciales de la milice de Saint-Pétersbourg, harnachés de tenues de combat qui pèsent au moins 25 kilos, attendent patiemment la fin de la journée dans un minibus. Jeunes et rigolards, ils ne sont pas contre la discussion, même s’ils affirment « ne pas aimer beaucoup les journalistes ». « Quoi qu’il se passe, c’est toujours nous qui portons le chapeau, c’est toujours nous les coupables », affirme leur commandant, une armoire à glace au visage tout rond et aux petits yeux malicieux.

« Les gens ne comprennent pas que nous sommes des professionnels et que nous ne faisons qu’exécuter les ordres. Mais nous ne sommes pas des bêtes sauvages. Nous avons un coeur et des familles. Croyez-moi, nous préférerions que tout cela se termine vite. »

Font-ils confiance au Premier ministre Vladimir Poutine ? « Je ne fais confiance qu’à mon fusil », répond le commandant, tandis que ses troupes lui crient en ricanant qu’il va être rétrogradé « capitaine » et qu’il va partir dès demain pour les combats à Goudermes.

Le commandant affirme aussi « ne pas savoir » si le combat des Russes en Tchétchénie est une opération antiterroriste ou une guerre. Ce dont il est sûr, c’est que « les extrémistes wahhabites mènent une guerre de bandits, une guerre de partisans ».

Bouffée de chauvinisme

Il est donc indispensable de mener l’opération « jusqu’au bout ». « Nous n’aimons pas les demi-mesures, surtout face à des Tchétchènes qui ont la guerre dans le sang. » Le commandant s’enhardit : « Le seul à avoir réglé le problème de manière satisfaisante était Staline. Il les a tous déportés en 24 heures. C’était un grand stratège et c’est cela qu’il faudrait faire maintenant. »

« Au moins, quand ils étaient au Kazakhstan, ils ont été forcés de travailler, ils ont appris quelque chose », renchérit un milicien, qui pense que la Russie aurait bien besoin « d’un Pinochet pour sortir de la crise où Gorbatchev l’a plongée ».

Tout cela est dit tranquillement, sans colère. Plongés dans les affres des crises nationales qui ont déchiré l’URSS puis la Russie au tournant des années 90, les Omon de Saint- Pétersbourg n’ont pas eu le temps d’acquérir des « anticorps » démocratiques pour juger l’histoire. Ils ne se rendent même pas compte du caractère fascisant de leurs propos. Ils sont sincères. « Je suis un ancien officier de marine, j’ai passé 20 ans de ma vie sur les sous-marins atomiques de la flotte du Nord. Et bien, laissez- moi vous dire que s’il ne tenait qu’à moi je balancerais une bombe atomique sur ces Tchétchènes qui ne pensent qu’à voler et à prendre nos citoyens en otages », racontera un peu plus tard un officier des troupes de l’Intérieur, rencontré à l’hôtel de Nazran.

Le malheur, souligne une journaliste russe, c’est que ces humeurs dangereuses sont largement encouragées par les propos des responsables militaires et civils russes. Comme s’ils voulaient prendre la tête de cette vague de chauvinisme au lieu de l’endiguer.

Depuis deux mois, le vocabulaire du Premier ministre Poutine tend à réduire tout le peuple tchétchène à une horde de « bandits » qu’il faut « éliminer jusque dans les chasses d’eau ».

Avant-hier, dans une interview au quotidien Troud, le commandant du district militaire du Caucase-Nord, Viktor Kazantsev, a réaffirmé son intention « d’aller jusqu’au bout » même si l’opération peut durer « un an, peut-être trois ». « Si le président me disait : « Kazantsev, j’introduis la loi martiale en Tchétchénie. » Dans ce cas, je pourrais terminer cette guerre en une semaine… Je ferais place nette en une semaine… »

Pour Andreï Mironov, représentant de l’organisation des droits de l’homme Mémorial, rencontré à Nazran, la parfaite adéquation existant entre l’état d’esprit des militaires et celui d’une population russe désinformée par ses médias aura de lourdes conséquences pour l’avenir politique. « Cette bouffée de chauvinisme peut mener à un génocide du peuple tchétchène », s’inquiète-t-il. Et puis « en détruisant la Tchétchénie, l’armée russe menace aussi de détruire ce qui reste de démocratie en Russie. Car la vérité n’intéresse plus personne. »

Sur le poste-frontière d’Adler, Sonia continue de pleurer : « Je ne veux pas mourir de faim ni dormir à la gare, dit-elle. Autant mourir à la maison. »L. M.

Laure MANDEVILLE

Le Figaro, no. 17185
vendredi 12 novembre 1999, p. 2

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