En effet, la destruction en vol de trois avions dans la première quinzaine d’octobre a provoqué un émoi historique chez les pilotes russes, qui n’avaient perdu qu’un seul avion durant la guerre précédente. Plus de 2 000 civils auraient été tués en un mois et demi, selon Grozny. Ce chiffre est inévitable, les Tchétchènes comme la plupart des peuples du Caucase sont férus de valeurs martiales, d’actes d’héroïsme et de courage, mais il sert à annoncer un nombre équivalent de ” terroristes ” tués durant cette période.
D’une superficie d’à peine 13 000 km2, la Tchétchénie semble une poussière d’empire à l’échelle de l’immense Russie. Pourtant, depuis la fin de 1994, elle est devenue le principal abcès purulent auquel est confronté un pouvoir exécutif russe affaibli.
Côté russe, la crise apparaît comme un révélateur permettant aux ambitieux de calibrer leurs aptitudes à postuler au titre d’homme d’Etat. Le président Eltsine y a ainsi démontré ses limites. Certains, comme Alexandre Lebed, se sont servis de la Tchétchénie comme d’un tremplin politique.
Côté tchétchène, la crise actuelle s’inscrit dans une longue tradition de résistance au joug de Moscou, qu’il soit tsariste, communiste ou postcommuniste. Pour le Kremlin, le leader tchétchène Maskhadov est placé aujourd’hui face à un dilemme : ou bien les autorités de Grozny prennent résolument leurs distances avec les combattants et s’engagent dans des actions conjointes avec Moscou, ou bien elles signent leur condamnation.
Dans ce contexte, Moscou attend un soutien de l’Occident à son action en Tchétchénie qu’elle considère comme une lutte contre ” le terrorisme international “. Depuis quelque temps, chacun pourra constater que le mot ” terrorisme ” a très vite supplanté celui de ” tchétchène ” et s’accompagne du verbe ” éliminer “.
La Tchétchénie n’est pas le Kosovo. Est-ce pour des raisons humanitaires que la communauté internationale est intervenue au Kosovo ? On aimerait le croire, mais cette motivation n’est pas primordiale. Il suffit, hélas, de jeter un coup d’oeil sur la carte des conflits mondiaux pour constater que dans les calculs des Etats, les considérations d’ordre humanitaire n’entrent en ligne de compte que par intermittence. Si les Occidentaux ont frappé la Serbie, c’est pour une raison non dite et très simple : Les Etats-Unis et leurs alliés européens se sont opposés à ce que la Serbie profite de l’éclatement de la Yougoslavie et impose sa loi sur des minorités.
Cette fois-ci, l’Occident n’interviendra pas en Tchétchénie parce qu’elle est considérée par la communauté internationale comme une affaire intérieure à la Russie. Mais il y a plus, la Russie est encore dotée des attributs des grandes puissance : son droit de veto et son arsenal de plusieurs milliers de têtes nucléaires. Par ailleurs, on ne saurait oublier les soucis de la stabilité de la Russie.
Pour l’heure, la lutte contre le terrorisme international est précisément la priorité de Moscou. Le soutien de la communauté internationale ne lui fait pas défaut, même si certains pays s’interrogent sur ” l’adéquation des buts recherchés et les moyens employés “. Le Kremlin veut ensuite empêcher une contagion de la sécession tchétchène dans les autres républiques du Caucase russe, bien que ce risque n’ait pas été confirmé depuis les accords de 1996 qui avaient octroyé une large autonomie à la Tchétchénie.
Certains, à Moscou, ne sont pas mécontents d’avoir trouvé avec la lutte contre le terrorisme un prétexte pour en finir avec la quasi- indépendance d’un petit peuple qui avait infligé une déroute humiliante à l’armée russe. Les militaires ne sont sans doute pas les seuls à nourrir cet esprit de revanche. Surtout si une campagne victorieuse en Tchétchénie, non encore garantie, permet de bouleverser l’échiquier politique à quelques semaines des élections législatives en Russie. La popularité grandissante du premier ministre, Vladimir Poutine, encore inconnu il y a peu, prouve que les démonstrations de force peuvent être payantes.
Des soldats russes en Tchétchénie. Pour bien des Russes, cette guerre doit permettre à l’armée de prendre une revanche après l’humiliation subie au milieu des années 90.
Olivier d’AUZON
Consultant électoral de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
La Croix
FORUM, mercredi 10 novembre 1999, p. 26