LE FIGARO. La Russie ne risque-t- elle pas de s’enliser en Tchétchénie comme les Américains au Vietnam et les Soviétiques en Afghanistan ?
Vladimir POUTINE. La comparaison est mauvaise. Dans ces deux cas, il y avait une ingérence militaire de l’extérieur, qui n’a été ni comprise ni soutenue par la population du pays qui intervenait. De plus, derrière l’armée populaire vietnamienne et derrière les moudjahidine afghans, on trouvait les grandes puissances : l’URSS dans un cas, les Etats-Unis dans l’autre. Tout cela explique que ces guerres aient duré longtemps.
La situation en Tchétchénie est totalement différente. La Tchétchénie n’est pas un Etat souverain : elle constitue une partie intégrante de la Russie. Le pouvoir y a été accaparé par des forces qui ont fait de cette République un foyer de terrorisme international et de banditisme. Le territoire tchétchène sert de base de départ à des raids armés vers d’autres régions de la Fédération russe. La Tchétchénie est devenue l’un des centres mondiaux du trafic de stupéfiants, de la contrebande d’armes et même du commerce des êtres humains. Quant à la population, elle vit dans la misère, et tous ses droits sont bafoués.
Le point culminant de cette activité terroriste a été l’intrusion au Daghestan de formations de bandits. C’est ce qui a déclenché les opérations militaires russes. Ensuite, ces mêmes terroristes ont perpétré des attentats, à Moscou et dans d’autres villes russes, d’une ampleur et d’une cruauté sans précédent. Après tout cela, il est devenu évident que les forces qui contrôlent le territoire de la Tchétchénie constituaient une menace sérieuse pour la stabilité du Nord- Caucase, pour la sécurité des citoyens russes, pour l’intégrité du pays.
Que ferez-vous si, loin de régler le problème, vous vous enfoncez dans la guerre. Quitterez-vous le pouvoir ?
Le pouvoir russe doit entreprendre tout ce qui est nécessaire pour garantir la vie paisible de son peuple et restaurer les droits de l’homme sur son propre territoire. Si, pour une raison ou pour une autre, le gouvernement n’était pas en mesure de faire face à ses responsabilités, il nous faudrait tout simplement le changer. C’est ainsi que la vie a posé le problème.
Comme l’exigeait la situation, notre réponse a été résolue et dure. Je suis convaincu que, dans une situation analogue, la France ou tout autre gouvernement auraient agi de la même façon. Il s’agit, en effet, de défendre le peuple contre des terroristes et de préserver l’intégrité du pays.
L’action que nous menons a reçu le soutien des deux chambres du Parlement fédéral et des dirigeants des régions russes. Contrairement à la guerre de 1994-1996, la politique du gouvernement, y compris les opérations militaires, est comprise par l’opinion publique russe.
Si nous nous laissions entraîner dans des négociations avec les terroristes, si, de nouveau, nous consentions des concessions, nous ne pourrions expliquer cette attitude à nos concitoyens. Ni à nos soldats en Tchétchénie. Ni aux parents de ceux qui sont tombés au combat. Nous ne pourrions pas l’expliquer à tous ces gens qui ont eu des proches tués par des terroristes ou qui pleurent un fils fait prisonnier par les Tchétchènes et disparu sans laisser de trace. Les bandits ont trop de forfaits sur la conscience. Notre pays a trop donné pour tirer un trait sur ce mal. Si le gouvernement hésitait, le peuple russe ne le lui pardonnerait pas.
Quel est le vrai but de guerre de la Russie : éliminer les terroristes, comme vous le dites, ou rétablir l’emprise de Moscou sur la Tchétchénie ?
Notre objectif est de mener la partie militaire de l’opération jusqu’à son terme logique, l’élimination des bases terroristes en Tchétchénie. Mais avec un minimum de pertes, tant parmi les civils que parmi nos soldats. C’est à partir de ce postulat que nous comptons régler le problème de Grozny. Prendre la capitale tchétchène, surtout à n’importe quel prix, n’est pas un but en soi. Quand et comment nous nous emparerons de Grozny, c’est la situation militaire sur le terrain qui en décidera.
Mais il faut savoir terminer une guerre.
Vous évoquez là les conditions d’un règlement politique de la crise. Eh bien, cela dépendra de l’élimination des bandits : c’est seulement s’ils déposent les armes que l’on pourra rétablir des conditions d’existence normales pour la population. Ce ne sont pas les habitants de la Tchétchénie que nous combattons. Nous ne sommes pas arrivés en envahisseurs étrangers. La Russie conduit une opération antiterroriste, et les habitants de la Tchétchénie en sont conscients. Dans les territoires libérés, il n’y a pas d’animosité à l’égard des soldats russes.
Il faut aussi tenir compte d’un autre facteur important. Mes contacts internationaux m’ont démontré que les dirigeants étrangers considèrent la crise du Nord-Caucase comme une affaire strictement intérieure. Personne ne met en doute le droit du pouvoir russe de rétablir l’ordre dans son propre pays.
Contrairement à ce que vous dites, je ne crains donc pas que la Russie « s’enlise » en Tchétchénie. Cependant, je ne crois pas non plus à une guerre éclair. Si je devais quitter mon poste actuel, ce ne serait sûrement pas de ma propre volonté, encore que, même dans l’Etat le plus démocratique, aucun responsable politique ne puisse s’assurer contre une telle hypothèse. Mais il est peu probable que cette éventualité puisse se produire en raison de la crise tchétchène.
Selon vous, que cherche Chamyl Bassaïev ? Est-il seulement motivé par un messianisme islamiste ? Ou bien, sous couvert de la religion, n’a- t-il pas une stratégie d’abord territoriale, c’est-à-dire la création d’une grande confédération du Caucase du Nord qui lui permettrait d’accéder à la mer Caspienne et de contrôler la route du pétrole ?
Commençons par le problème de l’islam. Cette religion, qui rassemble des centaines de millions de fidèles à travers le monde, condamne la haine, la violence, les guerres. Sa dimension humaniste est indéniable. Malheureusement, il faut aussi compter avec l’extrémisme islamiste. Comme tout radicalisme, il peut revêtir des formes extrêmes, des formes terroristes. Enfin, il existe des organisations internationales qui ont misé sur la terreur : leur phraséologie religieuse n’est alors qu’un moyen pour atteindre des objectifs des plus terre à terre, économiques, financiers, politiques. En faisant sortir le Nord- Caucase de la Russie et en créant sur ce nouvel ensemble un Etat pseudo- islamiste, elles ne viseraient qu’un seul but : prendre le contrôle des richesses pétrolières de la région. Les bandits qui agissent sous le drapeau de l’extrémisme islamiste ne sont que le bras armé de cette entreprise géopolitique.
D’une certaine façon, la Russie a été la cible d’une agression, car, dans les rangs des terroristes qui ont envahi le Daghestan, il y avait de nombreux étrangers. Remarquablement équipés et armés, bien préparés sur le plan militaire, c’étaient des mercenaires, des saboteurs professionnels. Parmi les extrémistes, il se trouve sûrement des fanatiques qui se trompent de bonne foi. Mais la plupart n’utilisent la religion que pour masquer leurs véritables intentions et mieux embrigader les jeunes. Le caractère religieux de leur action est tout aussi faux que les dollars avec lesquels ils paient. La terreur enrobée d’islamisme est une stratégie qui s’est beaucoup développée ces derniers temps. Elle se retrouve tantôt dans un pays, tantôt dans un autre, comme le confirment les récents événements d’Arménie. Je pense que la communauté internationale devrait coopérer plus activement pour combattre ce mal.
Même si vous gagnez militairement en Tchétchénie, ne risquez-vous pas de vous retrouver dans une impasse politique ?
La liquidation du terrorisme en Tchétchénie est la condition sine qua non du rétablissement de la légalité dans cette République. Après, nous serons disposés à nous asseoir à la table des négociations avec les représentants des forces constructives. Après, nous serons prêts à entamer un processus de règlement politique de la crise tchétchène sur la base de la Constitution de la Fédération de Russie. Car des forces constructives qui n’acceptent pas le diktat des bandits, il y en avait et il en a toujours. Regardez les chiffres : après 1992, quatre cent mille personnes ont fui la Tchétchénie, qui étaient des Tchétchènes pour la moitié d’entre elles. A présent, il faut ajouter cent mille personnes déplacées de force. Aujourd’hui comme hier, elles fuient l’arbitraire et la violence. Mais elles ne demandent pas l’asile à je ne sais quel pays étranger : elles vont se réfugier dans d’autres régions de la Russie.
Parce que les Etats préfèrent souvent l’injustice au désordre, vous pariez visiblement sur le réalisme des gouvernements occidentaux pour vous faire pardonner. Pensez-vous vraiment que la guerre de Tchétchénie n’aura pas d’impact négatif durable sur les relations entre Moscou et ses partenaires d’Europe ou d’Amérique ?
Ce sont les bandits et les terroristes qui commettent les injustices en Tchétchénie. En rétablissant l’ordre dans cette République, nous rétablissons en même temps la justice. Une justice pour le peuple de cette République, autant que pour l’ensemble de la Russie. Quant aux relations de la Russie avec ses partenaires européens et américains, je ne vois aucun indice d’une dégradation à cause de la Tchétchénie. Comme je l’ai déjà dit, la communauté internationale ne doute absolument pas que la solution de la crise tchétchène relève des affaires intérieures de la Russie. Toutes nos actions, y compris les opérations militaires, sont adaptées à la situation. Il n’y a pas de catastrophe humanitaire au Caucase du Nord, et il n’y en aura pas. Nous avons suffisamment de forces et de moyens pour l’empêcher. Même si nous ne refuserons pas l’aide que d’autres Etats pourraient fournir, au travers des organisations russes, aux personnes déplacées de force. Bien sûr, nous voyons qu’en Occident une partie de l’opinion publique et certains hommes politiques se font une idée erronée de la politique de l’Etat russe pour normaliser la situation en Tchétchénie. Cela est dû à un manque d’informations mais aussi aux tentatives de certaines forces qui soutiennent les terroristes tchétchènes pour présenter les actions de la Russie comme une agression impérialiste contre le peuple tchétchène épris de liberté. Or, je le répète, le mouvement rebelle, qui était nationaliste à ses débuts, s’est transformé en une dictature de terroristes et de bandits. Dans quel autre endroit dans le monde, peut-on voir sur un marché du centre de la capitale vendre des armes, des munitions et des explosifs au même titre que des pommes de terre ? C’est aussi là que des prisonniers sont torturés, puis décapités de sang-froid devant des caméras. Là encore qu’un Français, représentant d’une organisation humanitaire venue aider la population, a eu les doigts amputés par ses ravisseurs.
Nous ne faisons pas la guerre aux populations de la Tchétchénie, nous ne faisons la guerre qu’aux terroristes et aux bandits qui s’y sont installés. C’est pourquoi nous ne comprenons pas et nous n’acceptons pas les reproches qui nous sont faits. Au contraire, la Russie devrait être soutenue : nous menons une guerre difficile contre l’une des forteresses du terrorisme international. Les soldats russes et les agents des services secrets ne sacrifient pas leur vie pour leur seule patrie. Ils remplissent une mission internationale car le terrorisme est une menace pour le monde entier.
Que répondez-vous à l’opinion occidentale, indignée par le sanglant bombardement à coups de missiles du marché de Grozny ? Ne craignez-vous pas que la Russie ait seulement réussi à pousser le peuple dans les bras des terroristes ?
L’opinion publique occidentale a été induite en erreur par les chefs des bandits tchétchènes. Il n’y a eu aucun « bombardement sanglant », pour reprendre votre expression, de la part des forces armées russes. C’est absolument certain. Le quartier de la ville où l’explosion a eu lieu est connu pour être l’un des principaux centres de vente d’armes et de munitions. En déformant la réalité, les terroristes se sont livrés à une provocation qui avait pour but de monter contre nous l’opinion publique occidentale. Enfin, dire que les opérations de l’armée russe ont pour résultat de pousser la population civile vers les terroristes, c’est une aberration. Les habitants de la Tchétchénie ont pu se convaincre par eux-mêmes que l’armée russe ne lance pas de missiles contre les civils et qu’elle ne commet pas d’actes terroristes contre la population civile.
Dans le feu des combats, comment votre armée peut-elle faire la distinction entre des terroristes qui, par définition, ne portent pas d’uniforme et des civils innocents ? La tentation n’est-elle pas de tuer tout le monde ?
« A la guerre, comme à la guerre », disent les Français. Des combats ont lieu sur le territoire de la Tchétchénie. On tire, on tue, on blesse, on fait des prisonniers des deux côtés. Les gens qui dirigent leurs armes contre nos soldats sont des guerriers. Dans le même temps, le gouvernement est disposé à accorder une amnistie aux combattants qui se rendront. Cela ne pourra concerner que les bandits qui ne sont pas impliqués dans des actes terroristes, de torture, de violence, de prise d’otages et de demande de rançon. Tous les « héros » qui se sont distingués dans des actes de terrorisme sont connus des services secrets russes. Contre des chefs comme Bassaïev, Radouïev, Khattab, le parquet a des dossiers ouverts depuis les événements de 1994-1996. Des avis de recherche ont été aussi lancés par le biais d’Interpol, et de nombreux étrangers qui avaient rejoint les rangs terroristes sont recherchés dans leur propre pays.
La presse russe a fait état de liens mystérieux entre certains clans oligarchiques de Moscou et certains groupes tchétchènes. Les uns et les autres auraient eu un intérêt commun à la déstabilisation : Boris Berezovski, le financier de la famille Eltsine, pour précipiter la succession au Kremlin, et Bassaïev, le chef tchétchène, pour supplanter Maskhadov, qui est président à Grozny. Que répondez-vous à cette théorie du complot ?
Vous savez quel service je dirigeais avant de prendre les fonctions qui sont maintenant les miennes. Dans mon ancien service, on ne croit que les faits avérés. Pas des articles de journalistes, qui sont fréquemment le fruit d’une imagination débordante. Ce genre de publication n’échappe pas à l’attention des organes compétents. Toutes les informations publiées sont vérifiées. Si la « théorie » que vous évoquez correspond à quelque chose de réel, on m’en informera. Si cette réalité est suspecte, on m’en informera aussi.
On dit aussi que l’ancien premier ministre Stepachine a été écarté, et remplacé par vous, parce qu’il était impuissant à résister au groupe Primakov-Loujkov. Ces deux hommes sont-ils considérés comme des adversaires irréductibles, ou bien un accord politique est-il possible entre le Kremlin et eux ? Car, si le combat à mort se poursuit entre ces deux groupes, la victoire ne risque-t-elle pas de revenir à un troisième homme, autrement dit à l’ancien général Lebed ?
Voudriez-vous me proposer de commenter toutes les rumeurs politiques qui courent Moscou ? Toute réponse de ma part à vos questions ferait aussitôt naître de nouvelles rumeurs. C’est de l’auto- excitation, pour reprendre un terme de physique. En politique, dans le milieu de l’information, cette auto-excitation peut se poursuivre sans jamais s’arrêter. Je vous l’assure, j’ai des choses bien plus importantes à faire que de tenter d’appréhender ce qui ne peut l’être.
Les échéances électorales : législatives en décembre 1999 et présidentielle en juin 2000, seront- elles tenues ?
Les unes et les autres devront incontestablement se dérouler dans les délais prévus. Toutes les branches du pouvoir réclament que le calendrier électoral soit respecté : le président comme le Parlement, le gouvernement autant que le pouvoir judiciaire. C’est également l’état d’esprit qui prévaut au sein des principales forces politiques. C’est aussi ce que veut la grande majorité de la population. Et cela signifie que les élections, tant parlementaires que présidentielle, auront lieu dans les délais impartis par la loi.
Quelle place Eltsine laissera-t-il dans les livres d’histoire ?
Seule l’histoire pourra répondre. Quant à moi, je ne peux exprimer qu’une opinion personnelle. C’est grâce à la volonté politique de Boris Eltsine, grâce à ses efforts, que le pays a quitté la route qui nous conduisait à une impasse historique. De plus, tout cela a été accompli sans répression de masse, sans bouleversements ni nouvelles victimes, contrairement à ce que notre pays avait connu pendant l’expérience communiste. Je suis convaincu que les générations futures porteront un jugement globalement positif sur l’apport de Boris Eltsine au renouveau de la Russie.
Charles LAMBROSCHINI
Le Figaro, no. 17176
mardi 2 novembre 1999, p. 2