Violence, cynisme et cacophonie. Ces trois mots résument le comportement d’un pouvoir russe engagé dans « la nouvelle phase » de son offensive en Tchétchénie. Des missiles sol-sol tuent et blessent des centaines de civils au coeur de la capitale tchétchène, Grozny ; Boris Eltsine a disparu ; le premier ministre, Vladimir Poutine, fait des relations publiques à Helsinki auprès de partenaires européens embarrassés. Et les militaires russes ajoutent à la confusion en affirmant qu’ils n’ont jamais lancé de missiles.
Jeudi soir, les correspondants à Grozny des agences de presse occidentales AFP, Reuter et AP annoncent que cinq missiles ont frappé la capitale. Trois d’entre eux ont explosé en plein centre-ville, frappant le marché central, l’immeuble de l’administration présidentielle, la principale maternité de la ville et une mosquée du quartier Kalinine. Le bilan provisoire fourni par les autorités tchétchènes est effrayant : 137 morts et 260 blessés. Pour le chef de l’administration tchétchène, Abdi Batalov, les cinq missiles ont été tirés à partir de la république voisine du Daguestan, à une soixantaine de kilomètres à l’est de Grozny. « Plusieurs habitants des villages de la région de Nojaï Iourt ont vu ces missiles passer au-dessus de leurs têtes », a-t-il confié hier à l’AFP.
« Trafiquants d’armes »
La manière dont le pouvoir réagit à ces informations, reprises par les chaînes de télévision russes, a quelque chose de surréaliste. Comme à la triste époque de la première guerre de Tchétchénie, on nie, au mépris des témoins, l’existence de victimes civiles. Les explications officielles se suivent et se contredisent.
Première réaction : celle d’Alexandre Veklitch, chef du service de presse des « forces unifiées » à Mozdok, en Ossétie du Nord. « Une opération spéciale » a bien eu lieu jeudi soir contre un marché, où « des terroristes » s’approvisionnaient en armes auprès de « trafiquants », a-t-il lancé hier devant les caméras. Cette opération « menée par des unités non militaires » a permis « de détruire le marché et les armes ». Miracle de la tactique russe : la réalisation de cette mission n’a nécessité « ni l’artillerie ni l’aviation ». Le colonel Veklitch « exclut » absolument que des civils aient pu périr : « S’il y a eu des victimes, il s’agissait de trafiquants d’armes, car de simples passants n’avaient aucune raison de se trouver là à la nuit tombée. »
Alexandre Veklitch a peut-être trop parlé. Hier, après ses déclarations, d’autres officiels plus haut placés s’empressent de brouiller les cartes. A Helsinki, notamment, le premier ministre, Vladimir Poutine, se refuse à confirmer l’existence d’une opération spéciale sur le marché central de Grozny, se contentant de parler d’« explosion ». « Nous n’excluons pas que l’explosion qui s’est produite là-bas soit le résultat d’un affrontement entre des bandes (tchétchènes) opposées », explique-t- il. Mais alors pourquoi souligner qu’« il ne s’agit pas d’un marché au sens usuel du terme, mais d’un marché d’armes… d’un des états-majors des bandes armées » ? Pour M. Poutine, « l’opération spéciale » a bien eu lieu, mais ailleurs. Elle visait à empêcher la nouvelle action terroriste en préparation dans les régions frontalières de la Tchétchénie !
La version des services spéciaux russes (FSB) répond fidèlement à celle de leur ancien chef, aujourd’hui premier ministre. Aucune opération spéciale liée aux explosions sur le marché de Grozny n’a été conduite par le FSB. Les services russes n’excluent pas « une explosion accidentelle des stocks d’armes ». Ils évoquent aussi l’hypothèse d’une « provocation » visant à discréditer le pouvoir au moment où Vladimir Poutine rencontre à Helsinki ses partenaires européens. Le « centre d’information russe » créé par Moscou pour diffuser la bonne parole officielle abonde dans le même sens : « C’est un crime organisé par les terroristes pour attirer de leur côté de nouveaux combattants. Ils ont besoin de chair à canon. »
Les intentions de Moscou
Les officiels ont beau biaiser, le carnage de jeudi soir achève de dévoiler les intentions réelles du pouvoir russe. Grozny, comme tout le reste de la Tchétchénie, doit être « nettoyé ». L’éditorialiste des Izvestia, Evgueni Kroutikov, affirme que l’assaut sur Grozny est désormais « inévitable ». « Les Russes entreront tôt ou tard dans Grozny pour y installer un pouvoir russe », annonçait déjà jeudi le vice-ministre de la Défense, Vladimir Toporov. Sur le terrain, les militaires ne cachent pas qu’ils ont bien l’intention d’aller jusqu’au bout et que, cette fois, ils ne se laisseront pas arrêter par les politiciens à Moscou.
Tirant les leçons du premier conflit, et ne voulant pas « marcher sur les mêmes râteaux », ils se gardent pour l’instant d’entrer dans la ville pour un combat urbain à l’issue incertaine, préférant la tactique de l’étouffement progressif à celle du corps à corps. Refusant de voir que le pilonnage des civils décuple la haine que leur vouent les Tchétchènes, ils sont persuadés que la population finira par applaudir leur intervention « libératrice ». Le chef de guerre Khattab voit l’avenir autrement : « La bataille n’a pas encore commencé. » L. M. et P. S.
Encadré(s) :
Arrestation du représentant de Maskhadov
Horreur à l’hôpital n 9
Les couloirs éclairés à la bougie sont couverts de sang, les blessés gisent partout au milieu de morts qu’on n’a pas eu le temps d’emporter : l’hôpital n 9 n’est plus qu’horreur après les bombardements de jeudi sur un marché et une maternité au centre de Grozny. Selon un bilan provisoire établi par le centre de presse des forces armées tchétchènes hier, cinq missiles russes tirés jeudi soir sur Grozny ont fait 137 morts et 260 blessés, dont de nombreux se trouvent dans un état très grave.
Médecins et infirmières sont débordés, épuisés. Il n’y a pas plus d’eau ou d’électricité à l’hôpital que dans le reste de la ville. Il fait froid, sombre, on transporte l’eau dans des seaux et on s’éclaire à la bougie ou à la lampe à pétrole. Un générateur permet encore d’alimenter une salle d’opération.
Les services médicaux ne sont pas en mesure de soigner tous les blessés. Le manque de médicaments est absolu, les dernières réserves ont été épuisées depuis le 5 septembre, date à laquelle les forces russes ont commencé à bombarder la Tchétchénie officiellement pour détruire les bases des rebelles islamistes qui avaient lancé en août des attaques contre le Daguestan.
« J’ai vu de mes yeux passer le missile. Juste à côté de moi il y a eu cinq morts et une femme a eu la main arrachée », raconte Aslan, 45 ans. « C’est cela la politique de Vladimir Poutine (le premier ministre russe). Il assure vouloir aider la population, la « sauver ». Ils ne veulent que nous abattre », rétorque Assia, légèrement blessée.
Une maternité, un peu plus loin au coin de la place de la Liberté, près du palais du président tchétchène, Aslan Maskhadov, a été touchée de plein fouet. Des corps grièvement brûlés de femmes et de nouveau-nés ont été retrouvés. Immédiatement après les bombardements, on dénombrait déjà 27 corps allongés dans la cour, devant l’immeuble en partie calciné. Quarante et une personnes ont également trouvé la mort à proximité d’une mosquée du quartier de Kalinine, un peu à l’écart du centre- ville. N. T.
Laure MANDEVILLE et Piotr SMOLAR
Le Figaro, no. 17168
samedi 23 octobre 1999, p. 2