Malgré six semaines de bombardements russes contre la Tchétchénie qui ont tué des centaines de civils, les dirigeants occidentaux n’ont guère modulé leur soutien au Kremlin, comme le montre une réunion du G8 (les sept nations les plus industrialisées plus la Russie) qui s’ouvre, mardi 19 octobre, à Moscou. Ironiquement, il s’agit d’une rencontre ministérielle sur la criminalité, organisée, transfrontalière et financière. Malgré le flot des révélations actuelles sur les liens entre criminalité et dirigeants politiques en Russie, les ministres de la justice et de l’intérieur du G7 ont maintenu ce rendez-vous. Mais le Kremlin en escompte plus qu’une preuve du maintien de son droit à jouer dans la cour des grands : il attend un soutien à son ” action ” en Tchétchénie, qualifiée ici de ” lutte contre le terrorisme international “. Depuis des semaines en Russie, le mot ” terroriste ” a supplanté celui de ” tchétchène ” et s’accompagne du verbe ” éliminer “. De même que sous Staline, on n’éliminait pas des paysans mais des ” koulaks “, comme le remarque un des très rares intellectuels russes à dénoncer la guerre tchétchène, Andreï Piontkovski.
Les dirigeants russes veulent donc faire adopter par le G8 une résolution faisant de la Tchétchénie l’épicentre de ce ” terrorisme international ” et les soutenant dans leur lutte contre cette ” menace commune “. Coïncidence : le ministère russe de la défense a affirmé, samedi, que les missiles qui ont abattu des avions au- dessus de la Tchétchénie ne sont pas de fabrication russe, comme on l’affirmait jusque-là, mais des stingers fournis par des ” extrémistes islamistes “. Parallèlement, la Russie devait faire adopter, mardi, par le Conseil de sécurité des Nations unies une résolution, qui, sans faire référence à la Tchétchénie, sera néanmoins un ” soutien moral ” à la Russie, selon un diplomate occidental à New York cité par l’AFP.
Une condamnation du terrorisme international ” peut très bien venir dans le passage de la résolution sur la grande criminalité “, a ainsi déclaré, lundi, le ministre francais de l’intérieur Jean -Pierre Chevènement aux journalistes français après ses entretiens avec le premier ministre russe, Vladimir Poutine, et son homologue Vladimir Rouchaïlo. Le premier lui a ” clarifié ” ses intentions concernant la Tchétchénie, pourtant entourées d’un voile épais en Russie même; le second lui a expliqué la vanité des appels au dialogue politique entre Moscou et Grozny, lancés la veille par le président Jacques Chirac lors d’un entretien téléphonique avec Boris Eltsine : ” les Russes considèrent que [le président tchétchène Aslan] Maskhadov est impuissant à enrayer le pouvoir des seigneurs de la guerre; M. Rouchaïlo m’a dit qu’on avait l’expérience de négociations avec Maskhadov qui ne débouchent sur rien “.
Mais le ministre russe de l’intérieur, un protégé de l’éminence grise du Kremlin, Boris Berezovski, n’a sans doute pas parlé avec son homologue français des millions de dollars donnés par ce financier russe à ces mêmes ” chefs de guerre “, source de leur pouvoir et de l’impuissance du président tchétchène. Ni de la vision tchétchène des événements, notamment du refus des premiers ministres russes successifs de renconter cette année M. Maskhadov. Une vision que les responsables français auraient pu connaître si leurs diplomates avaient rencontré, comme l’ont fait notamment Américains et Britanniques, le représentant à Moscou du président Maskhadov.
Mais le Kremlin, en lançant sa deuxième guerre contre la Tchétchénie, à nouveau en période électorale, savait qu’il disposait d’une arme de choix : les maints enlèvements et assassinats d’étrangers par des bandits tchétchènes ont aliéné la sympathie éprouvée, par une partie au moins de l’opinion, en 1994-1996, pour la guerre d’indépendance de ces Caucasiens. Les raisons évoquées alors pour justifier son droit à cette indépendance sont oubliées. Ne restent que les images de ” pratiques barbares “, comme l’a justement souligné M. Chevènement : celles des sévices infligés à certains otages en Tchétchénie, et dont les images sont diffusées par les télévisions russes; et ont été envoyées par le Kremlin aux participants à la réunion du G8. On n’a guère vu par contre d’images des tortures infligées aux Tchétchènes par les Russes, qui ont fait un grand nombre de morts. Comme reste peu connu le fait que la plupart des preneurs d’otages occidentaux en Tchétchénie étaient alliés à ceux des chefs de guerre locaux qui avaient des liens privilégiés avec M. Berezovski, devenu spécialiste en libérations d’otages contre rançons. Mais ” l’effet otage ” semble avoir suffi pour mettre sous le boisseau les doutes sur les commanditaires réels des attentats ayant fait près de 300 morts en Russie.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
mercredi 20 octobre 1999, p. 2