Les militaires russes ont claironné qu’ils entamaient, samedi 16 octobre, la ” deuxième étape ” de leur nouvelle offensive en Tchétchénie, avec pour but de ” détruire les bandes armées sur tout son territoire “. Mais ils n’ont guère été prolixes sur les succès de la première étape, celle qui aurait établi une ” zone de sécurité sur un tiers ” de la République rebelle, au nord de la rivière du Terek.
Et pour cause : des témoins venus de cette région, fermée aux journalistes étrangers, dont Moscou a assuré vouloir faire une vitrine de sa reconquête, ont raconté au Monde une tout autre histoire. Elle est faite de sang, de terreur et d’épuration ethnique – y compris à l’encontre de ” bons ” Tchétchènes, se disant prêts à collaborer -, d’embuscades tendues aux troupes russes, et de retraits de ces troupes de villages annoncés comme ” libérés “. A cela s’ajoutent des témoignages sur des pertes dans les rangs russes bien supérieures aux ” 47 tués et 33 blessés ” (proportion en elle-même improbable) avoués officiellement vendredi; ainsi que la perte vraisemblable d’un quatrième avion au-dessus de la Tchétchénie, même si celle-ci fut démentie, tardivement, par un officier subalterne sur place.
De bonne source, on apprend en effet que la destruction en vol des trois premiers, dans la première quinzaine d’octobre, a semé un émoi sans précédent chez les pilotes russes, qui n’avaient perdu qu’un seul appareil durant toute la guerre de 1994-1996. Cela tend à confirmer les rumeurs sur la centaine de missiles anti-aériens, de fabrication russe (Strella ou Igla), dont disposeraient cette fois-ci les Tchétchènes. Les avions russes volent désormais plus haut, et surtout la nuit. Leurs bombardements n’en sont pas moins meurtriers. Plus de 2 000 civils auraient été tués depuis un mois et demi, selon Grozny. Ce chiffre est invérifiable, mais il sert apparemment aux Russes à annoncer un nombre équivalent de ” terroristes ” tués durant cette période.
MÉDIAS SOUS CONTRÔLE
Les forces russes entrées par l’Ingouchie ont cependant marqué un point en occupant, vendredi, une première hauteur au sud de la rivière Terek, d’où elles assurent pouvoir tirer à l’artillerie sur ce qui reste de Grozny, situé à une cinquantaine de kilomètres. Cette position fut défendue une semaine durant par les Tchétchènes, qui n’avaient opposé qu’une résistance minimale à l’avancée russe dans les steppes arides du nord, plus imprégnées d’influences russes et à forte population cosaque.
C’est là, dans les districts de Naourskaïa et Chelkovskaïa, que les militaires russes prétendent faire ” à nouveau fonctionner, en coopération avec des civils, les administrations locales, les écoles et les hôpitaux… ”
Les télévisions russes, sous strict contrôle pour tout ce qui touche à la guerre, n’ont guère montré ces heureux événements. En revanche, la chaîne NTV a diffusé des scènes de ratissage, dans des villages semi- déserts bordant le nord du Terek, avec des soldats russes avançant avec prudence, appuyés par des chars. La plupart de ces villages furent abandonnés par les civils à l’approche des chars russes. Les Tchétchènes ont fui vers le sud du Terek, les Russes vers l’Ossétie voisine. De petits groupes de combattants tchétchènes avaient freiné l’avancée russe, avant de se retirer puis de revenir à la charge.
Ils sont revenus notamment dans le secteur central autour du village de Tchervlionnaïa, repris aux Russes qui y auraient perdu une soixantaine d’hommes, selon Radio Svoboda, qui citait les confidences anonymes d’un officier. Vendredi, le vice-ministre russe des situations d’urgence, arrivé à Mozdok, la grande base russe située en Ossétie, avec des tonnes d’aide humanitaire prévues pour ce village, fut tout étonné d’apprendre qu’il n’était plus du tout ” sous contrôle “, ont confié des membres de sa suite…
PILLAGES
Plus généralement, l’ambiance qui règne dans ces zones officiellement ” pacifiées ” fut illustrée par un reportage, diffusé jeudi par NTV, sur un fait remontant au 8 octobre : un jeune Tchétchène, dénommé Ibraguimov, a massacré ce jour-là, au fusil mitrailleur, 41 paysans russes du village de Ramenskoe, dans le district de Naourskaïa. Le kamikaze fut finalement maîtrisé et lynché par les proches des victimes, comme l’a expliqué l’un d’eux à l’écran. Ibraguimov aurait voulu se venger car sa famille fut expulsée d’un kolkhoze où seuls des Russes furent autorisés à rester.
La suite de cette histoire n’a été racontée jusqu’à présent que par les Tchétchènes. Notamment par deux vieillards de cette région venus l’expliquer aux dirigeants à Grozny, où Le Monde les a rencontrés. Avant la nouvelle offensive russe, ont-ils dit, l’interlocuteur tchétchène habituel des policiers russes, postés à la frontière toute proche, était le riche notable Chamil Labazanov, chef d’un sovkhoze local. Voulant renouer le dialogue après le massacre, il s’est rendu, accompagné de quatre autres notables de la région, au plus proche poste militaire russe, à la frontière avec l’Ossétie. Quelques heures plus tard, un véhicule militaire est arrivé en trombe au premier pont sur le Terek en territoire tchétchène, pour y déverser les corps des cinq hommes.
Affreusement mutilés, ont précisé les deux vieillards. Les quatre autres victimes sont Ali Outiev, Hasan Minziev, Vakha Astemirov et Movsar Kourbanov. Sans doute faut-il ajouter à ces victimes de la vengeance russe le jeune paysan tchétchène de cette région, vu, la gorge tranchée, dans l’hôpital de Grozny où il fut transporté. Et bien d’autres, à en croire des réfugiés tchétchènes rencontrés au sud du Terek. Ils parlaient aussi, non pas des ” distributions d’aide humanitaire ” évoquées à Moscou, mais des pillages menés par les soldats, semblables à ceux des précédentes guerres russo- tchéchènes.
Si les militaires russes traitent ainsi les Tchétchènes sur lesquels ils devraient s’appuyer pour édifier leur ” Tchétchénie loyale ” au nord du Terek, où les retraites seraient payées et le chauffage assuré, c’est qu’ils croient bien peu eux-mêmes à une telle fiction. Quand bien même ils y arriveraient, ” dans les têtes tchétchènes, ce qui restera, c’est l’attente de la première occasion pour reprendre la lutte pour l’indépendance “, a assuré jeudi le président de l’Ingouchie voisine Rouslan Aouchev. Ce dernier, jamais las d’appeler au dialogue introuvable entre Moscou et ses voisins tchétchènes, des cousins ethniques, a affirmé, en substance, que la nouvelle guerre du Kremlin, comme celle de 1994-1996, répond surtout aux angoisses électorales de ses occupants. Ce qui promet donc encore des mois d’un conflit qui n’inquiète guère en Occident. Même si on commence à s’y offusquer non pas tant des bombes ” antiterroristes ” qui s’abattent sur la Tchétchénie que des obstacles mis par Moscou aux envois d’aide humanitaire étrangère.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
lundi 18 octobre 1999, p. 2