Au nom de la lutte contre le terrorisme islamique et pour préserver l’unité de la Fédération, les troupes russes ont entrepris en Tchétchénie une nouvelle campagne aux conséquences incertaines. Reportage.

C’est une caserne banale, dans la banlieue de Stavropol. Mais, ce matin, dans la cour de cette école du ministère de l’Intérieur, 120 hommes en uniforme sont au garde-à-vous. Dans quelques heures, ces policiers et ces Omons, les troupes spéciales, partiront vers le front de Tchétchénie. Pour l’occasion, leurs officiers ont convoqué un prêtre. Avant d’entonner une prière et de bénir les troupes avec un goupillon fait de branches d’osier, le pope en robe noire tient un petit discours : ” Vous allez lutter contre un ennemi qui se cache derrière de faux prétextes religieux et qui utilise les moyens les plus bas pour combattre. Là-bas, souvenez-vous d’une chose : protéger la vie de vos camarades, même au péril de votre vie. C’est ce que nous enseigne l’Eglise orthodoxe. ” Les officiers sont satisfaits. ” Ce genre de cérémonie améliore le moral des troupes… “, affirme l’un d’eux, tout sourire.

Une fois de plus, les Russes sont en guerre dans le Caucase. Les choses se sont vite enchaînées. Incursion, depuis la Tchétchénie, de rebelles islamistes au Daguestan, cette république musulmane de la Fédération de Russie. Bombes à Moscou, qui ont provoqué la mort de 300 personnes. Et, aujourd’hui, offensive de l’armée russe contre la Tchétchénie, d’où venaient, selon Moscou, les terroristes. En moins d’un mois, la sale guerre a donc recommencé. Entre 1994 et 1996, elle avait coûté la vie à 30 000 personnes et montré toute l’étendue de la décrépitude de l’armée russe. Cette fois encore, pourtant, c’est par la force que Moscou pense avoir le dernier mot.

Pas question de discuter avec Aslan Maskhadov, le président tchétchène, pourtant ennemi des fondamentalistes et de leur chef, Chamil Bassaïev. Ces derniers se réclament du wahhabisme, courant rigoriste de l’islam né en Arabie saoudite. Le dialogue se résume donc à un impressionnant déploiement de forces : 600 chars, plus de 2 000 véhicules blindés et 75 000 hommes. Et, surtout, ces bombardements incessants, qui ont permis à la Russie de reprendre un tiers du territoire tchétchène ces derniers jours, mais jeté sur les routes des milliers de civils…

C’est en Ingouchie, voisine de la Tchétchénie, que l’on mesure l’ampleur des combats. Ce dimanche, des coups de feu claquent dans Malgobek, au nord de cette petite république musulmane russe. Puis c’est une rafale de kalachnikov qui résonne dans le bourg. Curieusement, alors que la ville n’est qu’à une quinzaine de kilomètres de la Tchétchénie, personne ne se met à couvert. ” Ce n’est qu’un mariage, explique un policier en rigolant. Ici, tout le monde a une arme et, quand les gens font la fête, ils tirent en l’air. ” L’heure n’est pourtant pas aux réjouissances. Peuplée de 315 000 habitants, l’Ingouchie accueille depuis quelques semaines 140 000 Tchétchènes, qui ont fui les bombardements russes.

Dans le village de Kantychevo s’est improvisé un camp de petites tentes qui abritent 500 réfugiés, principalement des femmes, des enfants et des vieillards. Alim Pacha Martynkaev est vert de rage. Originaire de Zandak, un village tché- tchène proche du Daguestan, le vieil homme a abandonné ses seuls biens, trois vaches et quelques ruches, en catastrophe. Cela s’est passé le 6 septembre. Son témoignage est troublant. Selon lui, depuis quelques jours, des hommes de Bassaïev campaient à Zandak. ” Tout le village avait peur parce que, chez nous, personne n’aime ces wahhabites. Ce sont des étrangers. Ils prétendent nous apprendre à prier, alors que nous n’avons jamais eu besoin d’eux pour respecter le Coran, raconte Alim Pacha. Les Russes se sont mis à surveiller la zone en avion. Mais ils ont attendu que les wahhabites lèvent le camp pour bombarder le village. C’était au moment de la prière du soir, il y a eu quatre morts. ”

Arrivée de Grozny la veille, sa belle- fille, Zarga, foulard traditionnel sur la tête, acquiesce. Elle a laissé son mari dans la capitale tchétchène. ” Il ne fait pas la guerre, il protège notre appartement, dit-elle. C’est tout ce qui nous reste. ” Médecin, Zarga est passée il y a quelques jours à l’hôpital de Grozny. ” Il n’y a plus ni médicaments ni électricité, constate-t- elle. Seuls quelques médecins y travaillent encore. La moitié de la ville est déserte. Les familles qui y vivent encore se cachent dans des caves à l’abri des bombes. Ce sont les plus pauvres, ceux qui n’ont pas d’argent pour fuir. ”

Un peu plus loin, sur la route qui mène à Nazran, la capitale ingouche, située à 50 kilomètres de Grozny, on aperçoit les files ininterrompues de Lada bringuebalantes, surchargées d’imposants colis, et de bus, dans lesquels on distingue des visages épuisés. La plupart de ces civils tché- tchènes sillonnent de long en large l’Ingouchie pour trouver un toit que les habitants, saisissant l’aubaine, font depuis quelques jours payer fort cher. Dans cette atmosphère de chaos, certains dorment dans leurs voitures et tout le monde redoute l’hiver qui s’annonce.

Originaire d’Ourous-Martan, au sud- ouest de Grozny, où les bombardements russes ont fait au moins cinq morts ces derniers jours, Aiset Munaeva ne comprend pas ce qui se passe. ” J’ai vu un bus de réfugiés se faire tirer dessus, raconte- t-elle. Eltsine est un salaud. Il dit que la Tchétchénie est russe. Mais, en nous bombardant, c’est comme s’il tuait ses propres enfants. En fait, c’est un complot contre le peuple tchétchène. Les Russes veulent reprendre possession de notre terre, mais sans nous. ” Un peu plus loin, près d’un feu allumé où quelques femmes préparent le repas, Mohamed, 19 ans, est l’un des rares hommes en âge de combattre présents en Ingouchie. Pas question pour lui de prendre les armes. ” Je vais attendre ici, explique-t-il. Mon frère est mort lors du premier conflit, en 1996. C’était un combattant. Beaucoup de mes amis sont prêts aujourd’hui à défendre Grozny, mais pas moi. Ma famille a déjà versé trop de sang. ”

Psychose à Stavropol

Pas question pour ces réfugiés de quitter l’Ingouchie. A la ” frontière ” vers l’Ossétie et la Kabardino- Balkarie, d’autres républiques russes, la milice, le kalachnikov menaçant, refuse de laisser passer les Tchétchènes qui sont comme bloqués dans une nasse. Ce sont les ordres de Moscou. ” Nous avons déjà trop de réfugiés venus lors des précédents conflits du Caucase, il nous est impossible d’en recevoir plus, explique Alftina Chev-tchenko, porte- parole du représentant du Kremlin dans les républiques du Caucase du Nord. Cela créerait des tensions avec la population. Il ne s’agit pas d’être “méchants” avec les civils, mais simplement de contrôler l’arrivée de cette population. C’est une façon aussi d’être sûr qu’il n’y a pas, parmi les réfugiés, de “bandits” prêts à s’infiltrer et à provoquer des troubles. Il est hors de question de les laisser s’éparpiller anarchiquement. ”

C’est que la Russie vit dans une véritable psychose. Fondée par Moscou comme poste avancé de la conquête du Caucase, Stavropol désespérait Tolstoï. Envoyé dans la région en 1851, l’écrivain, qui rêvait d’aventure, s’étonnait ” des dames en calèche et des fiacres qui stationnaient sur la place “. En revanche, écrit-il, ” après Stavropol, tout alla bien : c’était sauvage, beau et guerrier “. A Stavropol, l’heure n’est plus depuis longtemps au romantisme. Plus qu’ailleurs en Russie, la ville a peur. L’oblast de Stavropol partage 114 kilomètres de frontière avec la Tché-tchénie et de nombreux soldats de la ville sont déjà partis pour le front. En 1995, les hommes de Bassaïev avaient réussi une spectaculaire opération en prenant en otage l’hôpital de Boudennovsk, une ville de la région. A Stavropol, les gens redoutent que la guerre et le terrorisme ne se déplacent jusqu’ici. A l’entrée et à la sortie de la ville, les voitures sont contrôlées rigoureusement par la milice. Dans la gare, d’où ne partent plus que quelques trains par jour, les bagages sont soigneusement fouillés. A l’entrée des immeubles, les babouchkas ne laissent pas entrer n’importe qui.

Au siège du gouvernement régional, un bâtiment à l’architecture du plus pur style soviétique, Vassili Belchenko, le vice-président du conseil de sécurité, est clair : ” Les opérations militaires ne visent absolument pas à reconquérir la Tchétchénie, mais simplement à créer un cordon sanitaire antiterroriste. Le terrorisme, c’est comme la peste. La seule différence, c’est que, dans le cas de la peste, ce sont les médecins qui décident qui on doit mettre en quarantaine. Pour le terrorisme, ce sont les militaires. ”

Des milices inquiétantes

Satisfait des premiers ” succès ” russes, il l’est nettement moins de l’attitude de ses concitoyens, qui, selon lui, ne se mobilisent pas assez pour protéger la région d’éventuelles incursions tchétchènes. Et pourtant… mille hommes participent déjà à des milices d’autodéfense.

Parmi elles, les Cosaques, descendants des premiers colons slaves dans le Caucase qui ont combattu les ” montagnards “, au XIXe siècle, aux côtés des Russes et qui, depuis la fin de l’URSS, tentent de faire reconnaître leurs particularismes. Dans son bureau décoré d’une multitude d’icônes colorées, Victor Charkov, l’ataman de Stavropol, le chef des Cosaques de la ville, se félicite que les autorités permettent enfin à ses hommes d’assister la police. Ce qui leur avait été interdit lors de la première guerre en Tchétchénie, Moscou redoutant alors d’envenimer la situation en armant des civils. ” La défense de la terre, c’est génétique chez le Cosaque. Nous sommes les seuls à ne pas avoir de querelles politiques, mais à lutter pour notre terre… Nos voisins ont des armes. Pourquoi pas nous ? ”

Ces groupes d’autodéfense, déployés dans les villages frontaliers avec la Tchétchénie, en inquiètent pourtant plus d’un. Outre les Cosaques, ces groupes compteraient aussi certains militants nationalistes de l’Unité nationale russe, à uniforme noir, bardé de svastikas. A quelques mois des élections, certains redoutent que ces défenseurs d’une Russie ” purifiée ” fassent du grabuge avec leurs armes. Au conseil de sécurité, Vassili Belchenko relativise : ” Tout le monde est le bienvenu dans ces groupes, bien encadrés par la police. Ces querelles locales sont dérisoires par rapport aux menaces de l’ennemi, qui, lui, n’a aucun état d’âme. ”

Né à Grozny, le capitaine Igor Pogacov, un Russe, est plus modéré. Cet officier de la milice de l’oblast de Stavropol, dont les hommes sont chargés de surveiller la frontière avec la Tchétchénie, a quitté sa terre natale en 1996 après la débâcle russe. Malgré une violente attaque de la part de combattants tchétchènes subie par ses hommes, il y a quelques jours, pendant quarante minutes, il refuse de céder à la psychose. ” Il faut être sans pitié pour les “bandits”. Mais il faut respecter les populations civiles. Je les connais. Je sais que le peuple tchétchène n’aspire qu’à une chose : la paix. ” Il n’est pourtant pas mécontent des nouvelles mesures antiterroristes. ” Ces deux dernières années, avant de tirer sur un Tchétchène, il fallait commencer par téléphoner à Moscou. Aujourd’hui, on tire dessus et on téléphone ensuite, c’est beaucoup plus sain “, avoue-t-il.

Les appelés à la boucherie

En 1996, c’est une armée en lambeaux qui avait perdu la guerre. Aujourd’hui, Moscou affirme que seuls les volontaires et les militaires de carrière sont sur le terrain. Un gage de succès ? Pas si sûr. Car l’état des troupes est sans doute pire qu’il y a trois ans. Les armes des Tchétchènes proviennent directement de stocks d’armes russes. Et les pilotes des Mig sont mal entraînés. Pis, il y a quelques semaines, on apprenait que les officiers (aujourd’hui révoqués) d’une des principales unités engagées sur le front avaient ” vendu ” des appelés aux Tchétchènes.

Elena Zubrovskaïa ouvre un grand cahier dont les pages sont noircies d’annotations. Présidente du comité des mères de soldats de Rostov-sur-le- Don, siège de l’état-major du Caucase du Nord, elle y note soigneusement les confidences et les plaintes des familles des appelés. D’habitude, celles-ci concernent un bizutage trop musclé, l’envoi d’un jeune pour une destination trop lointaine. Mais, depuis quelques semaines, Elena revit un mauvais rêve. Elle connaît trop bien ces histoires qui recommencent à remplir son cahier. Ce sont exactement les mêmes que celles d’il y a trois ans, lors de la ” première ” guerre en Tchétchénie. Des parents d’un soldat envoyé au Daguestan n’ont plus de nouvelles de lui depuis trois mois. Un autre, lui aussi expédié au Daguestan, a reçu un éclat d’obus dans l’omoplate et les médecins refusent de l’opérer. Une mère tente de faire déserter son fils affecté dans une caserne du Caucase…

A la retraite depuis quelques années, c’est après la mort de son fils, pendant son service militaire, au cours de manoeuvres, qu’Elena Zubrovskaïa a décidé d’aider les familles des jeunes appelés. Comme la plupart des Russes, elle souhaite évidemment que les terroristes soient combattus. Mais elle est consternée par la tournure des événements actuels : ” La même folie qu’entre 1994 et 1996 recommence. Les officiers et les politiques font les mêmes déclarations. Les morts n’ont- ils servi à rien ? On nous explique que seuls les soldats professionnels sont envoyés sur le front. Mais, en réalité, des unités entières partent là-bas. Et nos enfants y sont. ” Selon elle, vingt familles de Rostov ont déjà perdu un des leurs. Tous n’étaient pas des appelés. Il y avait aussi des pilotes d’hélicoptère et des militaires de carrière. ” Peut-être y en a-t-il davantage ? s’interroge Elena. On ne nous dit rien. ”

Guerre de chiffres macabre

Installé dans une caserne voisine, Vladimir Tcherbakov refuse de dire combien de corps il a vu passer au mois d’août. Responsable du laboratoire central de médecine légale de Rostov, la morgue des soldats envoyés dans le Caucase du Nord, son rôle évoque irrésistiblement celui du ” Général de l’armée morte ” du romancier albanais Ismail Kadaré. Grâce à la génétique, il est chargé d’identifier ces cadavres méconnaissables qui reviennent du front et de leur donner un nom. Depuis 1995, les services de ce colonel travaillent sans relâche. Sur un grand panneau de bois, il est écrit 620 noms, ceux des corps qu’il a réussi à identifier. Et ces laboratoires contiennent encore 275 soldats inconnus, victimes de la première guerre… ” Lorsque je parviens à mettre un nom sur un corps et à le renvoyer à sa famille pour qu’elle l’enterre près de chez elle, j’ai le sentiment de réparer les erreurs des officiers qui ont envoyé des jeunes à la boucherie “, avoue-t-il.

Persuadé que les militaires feront à l’avenir plus attention avant d’envoyer des soldats inexpérimentés au front, le colonel Tcherbakov, plutôt jovial, s’assombrit lorsqu’il parle de ce qu’il a ressenti, en août, quand de nouveaux cadavres méconnaissables sont arrivés chez lui. ” Je suis officier et je n’ai pas le droit de dire ma vision sur les événements actuels ; mais ce que je pense est facile à deviner… ” En attendant, Grozny et Moscou se perdent en macabres querelles de chiffres. L’armée tchétchène affirme détenir 40 prisonniers et avoir fait 200 morts parmi les soldats russes. Moscou ne reconnaît qu’une trentaine de morts. Comme en 1994, au début de la première guerre en Tchétchénie, lorsque la Russie assurait que les rebelles indépendantistes seraient matés en quelques semaines…

Interminable et tragique bégaiement de l’Histoire.

Romain Gubert; Marie-Christine Morosi

Le Point, no. 1413
MONDE, vendredi 15 octobre 1999, p. 080

Leave a comment