Ces contradictions montrent que la comparaison entre le Kosovo et la Tchétchénie ne tient pas et que, si rapport il y a entre les deux guerres, il n’est pas en faveur de Moscou. Les Russes agissent en Tchétchénie comme les Serbes au Kosovo. Sous prétexte de lutte contre les terroristes et les extrémistes, ils tentent de mettre au pas une population rebelle à leur pouvoir par des moyens militaires. Contre la petite République caucasienne, l’ampleur des forces employées dépasse largement celles utilisées par Belgrade au Kosovo. Mais les objectifs comme les résultats sont les mêmes, avec ces milliers de réfugiés qui fuient les combats dans les pays voisins. Et la dénonciation par Moscou de l’accord de Khassaviourt d’août 1996 qui mit fin à la première guerre de Tchétchénie rappelle la suppression de l’autonomie du Kosovo par Milosevic en 1989.
” LEÇONS DU KOSOVO ”
Au séminaire de la Fondation Körber, un ancien responsable du ministère soviétique puis russe des affaires étrangères, reconverti, comme il arrive souvent, dans les affaires, a donné une autre explication de l’attitude de Moscou, en affirmant que ” les Occidentaux [ont] tiré quelques leçons du Kosovo, ainsi que le montre leur attitude par rapport à la Tchétchénie “. Autrement dit, pour cet ancien haut fonctionnaire passé au service du maire de Moscou Iouri Loujkov, les Occidentaux ont été échaudés par leur intervention militaire au Kosovo, qui leur a créé plus de difficultés qu’elle n’a résolu de problèmes. Ce qui expliquerait leur silence à propos de la Tchétchénie. Les Russes devraient en profiter pour réaffirmer, à l’occasion du prochain sommet de l’OSCE à Istanbul, leur attachement aux principes de non- ingérence, de défense de l’intégralité territoriale des Etats et de souveraineté nationale.
Les conséquences de l’intervention au Kosovo constituent cependant une explication un peu courte de la prudence occidentale vis-à-vis de la guerre menée par Moscou en Tchétchénie. La différence fondamentale est que la Russie n’est pas la Serbie. Comme le dit le ministre des affaires étrangères, Igor Ivanov, ” la Russie reste une grande puissance quel que soit son état présent “. Elle est un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU dont le droit de veto ne peut être systématiquement ignoré. La crise du Kosovo a montré à la fois que ce droit de veto peut parfois être contourné et que la Russie demeure un acteur essentiel dans la recherche d’une solution.
Parmi ses ” restes ” de grande puissance, on ne saurait ignorer non plus l’existence d’un arsenal de plusieurs milliers de têtes nucléaires. Que son entretien laisse peut- être à désirer n’en est pas plus rassurant. Deux autres raisons complémentaires jouent en faveur de la prudence occidentale : le souci de la stabilité de la Russie, dont la mise en cause pourrait provoquer une onde de choc dans toute la région, et l’activité de fondamentalistes musulmans dont on ne sait s’ils sont encouragés ou bridés par la politique répressive de Moscou. De même que l’Europe a mis en oeuvre un pacte de stabilité pour les Balkans, de même la communauté internationale pourrait proposer un pacte de stabilité pour le Caucase. Celui- ci ne résoudrait pas la crise tchétchène actuelle mais pourrait avoir un effet à moyen terme, s’il était accompagné de propositions concrètes d’aide financière et de projets de développement. Certaines chancelleries européennes y songent et auraient déjà sondé les dirigeants russes à ce sujet. Les réactions ont été plutôt mitigées.
ESPRIT DE REVANCHE
L’acceptation par Moscou d’un plan d’ensemble pour le Caucase dépend en fait des objectifs que les dirigeants russes poursuivent dans l’actuelle guerre avec la Tchétchénie. Ces objectifs sont de plusieurs ordres et varient sans doute selon les centres de décision moscovites. La lutte contre les preneurs d’otages, les poseurs de bombes et le terrorisme en général est le premier objectif affiché. Elle fait la quasi-unanimité de la classe politique russe et reçoit le soutien de la communauté internationale, même si quelques pays occidentaux s’interrogent ” sur l’adéquation des buts recherchés et des moyens employés “, pour reprendre la litote d’un diplomate. Le Kremlin veut ensuite empêcher une contagion de la sécession tchétchène dans les autres Républiques du Caucase russe, bien que ce risque n’ait pas été confirmé depuis les accords de 1996 qui avaient octroyé une large autonomie à la Tchétchénie.
Certains, à Moscou, ne sont pas mécontents d’avoir trouvé avec la lutte contre le terrorisme un prétexte pour en finir avec la quasi- indépendance d’un petit peuple qui avait infligé une déroute humiliante à l’armée russe. Les militaires ne sont sans doute pas les seuls à nourrir cet esprit de revanche. Surtout si une campagne victorieuse en Tchétchénie, qui n’est nullement garantie, permettait de bouleverser l’échiquier politique à deux mois des élections législatives en Russie. La popularité grandissante du premier ministre, Vladimir Poutine, encore inconnu il y a peu, prouve que les démonstrations de force peuvent être payantes.
Toutes ces raisons devraient inciter les Occidentaux à se montrer un peu plus critiques à l’égard des explications avancées officiellement par Moscou et à se demander s’il est moralement acceptable et politiquement judicieux de laisser penser aux dirigeants russes qu’ils peuvent se croire tout permis dans leur sphère d’influence.
VERNET DANIEL
Le Monde
mardi 12 octobre 1999, p. 15