Le président russe, Boris Eltsine, à nouveau hospitalisé.

Le président Boris Eltsine, qui a subi un quintuple pontage à l’automne 1996, est-il en train de lâcher physiquement le pouvoir ? La question hante les esprits depuis… le début de son deuxième mandat. Mais alors qu’il a été hospitalisé samedi pour « une grippe avec forte fièvre », en pleine reprise de la guerre en Tchétchénie, tous les observateurs à Moscou se demandent si on ne se dirige pas tout droit vers une présidentielle anticipée ; ou au contraire vers un report des législatives de décembre et une forme d’état d’urgence… Porte parole du Kremlin, Dimitri Iakouchkine, s’en étonne et dément fermement. « Le président se sent mieux, sa température a baissé », a- t-il dit hier, soulignant qu’il resterait sans doute encore hospitalisé pour « quelques jours ». Iakouchkine a qualifié de « stupidités » les rumeurs faisant état d’une prochaine opération du chef de l’Etat. Alors que Boris Eltsine n’apparaît plus à la télévision que quelques secondes d’affilée, et sans le moindre son, le quotidien d’opposition Segodnia, très engagé dans la lutte contre le Kremlin, avait affirmé samedi qu’un accord avait été conclu avec des médecins allemands pour pratiquer une intervention en octobre… La disparition politique de Boris Eltsine ces dernières semaines coïncide en tout cas avec la reprise des combats de l’armée russe en Tchétchénie, où elle a pris position dans le Nord. Hier, d’intenses bombardements et tirs d’artillerie se sont poursuivis dans plusieurs régions de la République indépendantiste, faisant 32 morts civils tchéchènes, selon Grozny.

Cela fait près de deux siècles que la Russie se bat contre les Tchétchènes en quête d’indépendance. L’entrée des troupes russes dans les plaines du nord de la Tchétchénie, et leur installation sur le fleuve Terek, le 3 octobre dernier, n’est sans doute qu’un nouvel épisode de ce corps à corps sanglant.

Alors que le président Boris Eltsine, encore hospitalisé samedi officiellement pour « une grippe », a de facto disparu de la scène politique, laissant son très va-t-en-guerre premier ministre Vladimir Poutine occuper le terrain, la nouvelle aventure militaire russe du Caucase ressemble de plus en plus à la fuite en avant d’un régime à l’agonie. Les rumeurs sur un départ anticipé du président sont incessantes, les scandales de corruption éclaboussant sa famille et ses proches prennent une ampleur sans précédent. La lutte des partis pour les faveurs de l’électorat se transforme en vague déferlante d’informations compromettantes. Une vague dans laquelle rien ni personne ne sont désormais épargnés. Quatre questions sont donc posées.

1-Pourquoi la guerre a-t-elle repris ?

A cette première interrogation, le pouvoir russe apporte une réponse claire : la nouvelle guerre de Tchétchénie est la riposte de Moscou à l’attaque organisée en août dernier par les chefs de guerre tchétchènes Chamyl Bassaïev et Khattab dans la république caucasienne du Daguestan. Leur incursion dans un territoire frontalier de la Tchétchénie a prouvé que leur but était de déstabiliser l’ensemble du Caucase russe.

Pour Moscou, « l’élimination définitive des terroristes islamistes » est une question de vie ou de mort. En attribuant, sans preuves, à ces mêmes chefs de guerre tchétchènes la responsabilité de la terrible vague d’attentats ces dernières semaines, le gouvernement russe de Vladimir Poutine pare son action militaire d’une légitimité supplémentaire : horrifiée par les bombes qui ont frappé d’innocentes victimes à Moscou, à Bouinakhskh et à Volgodonsk, l’opinion russe quasi unanime appelle ses dirigeants à « casser du Tchétchène ».

Le 29 septembre, dans une interview au Figaro qui a fait grand bruit en Russie, Alexandre Lebed, gouverneur de la région de Krasnoïarsk, a pourtant défendu une thèse autrement plus démoniaque pour expliquer le redémarrage de la guerre de Tchétchénie. Le général qui mit fin au conflit russo-tchétchène de 1994-1996 par les accords de Khassaviourt s’est dit « pratiquement persuadé » que le pouvoir russe, anxieux de se maintenir au pouvoir par « tous les moyens », avait lui-même orchestré en coulisses l’attaque du Daguestan et la série d’attentats meurtriers.

But de l’opération, selon Lebed : avoir les mains libres en Tchétchénie et garder ainsi la possibilité d’annuler les élections que le Kremlin redoute de perdre. Le gouverneur de Krasnoïarsk avançait même l’hypothèse d’un « accord » entre le chef de guerre Chamyl Bassaïev et les clans du pouvoir russe, chaque partie « poursuivant ses propres buts ». D’autant, ajoutait Lebed, que « Bassaïev est… un ancien informateur du KGB ».

2-La théorie du complot trop folle ?

Déclaration à l’emporte-pièce d’un gouverneur soucieux de se rappeler au bon souvenir de l’opinion russe ? C’est ce que pense Sergueï Parkhomenko, rédacteur en chef du journal Itogi, « peu enclin à croire aux combinaisons trop subtiles » : lui voit plutôt l’attaque de Bassaïev sur le Daguestan « comme le résultat du pourrissement de la situation locale ». « Maskhadov a perdu le contrôle, les extrémistes se sont lancés sur le Daguestan », explique-t-il. « Je ne crois pas à des forces diaboliques, susceptibles d’échafauder tout cela pour annuler les élections… Le pouvoir est plutôt dérouté », insiste Parkhomenko, pour qui « les déclarations de Lebed sont liées à son désir de gagner des points ».

Dès le lendemain des attentats, plusieurs journaux d’opposition dénonçaient la main des services spéciaux russes. « S’il s’avérait que des clans oligarchiques proches du Kremlin se trouvent derrière les attentats, la punition devrait être encore plus impitoyable que celle réservée à Chamyl Bassaïev », a lancé inopinément le maire de Moscou, Iouri Loujkov, le 26 septembre.

Dans de récentes interviews, le président tchétchène Aslan Maskhadov affirme que l’opération du Daguestan a été manigancée « dans le cercle présidentiel de Boris Eltsine », et que « malheureusement Chamyl Bassaïev s’est laissé entraîner dans cette aventure ».

La thèse défendue par Mouarbek Aouchev, député de la République d’Ingouchie (voisine de la Tchétchénie) et vice-président de la commission de sécurité de la Douma, va dans le même sens : pour Aouchev, « tout s’explique par l’approche des élections » : « Le Kremlin a besoin d’une police d’assurance pour le cas où il ne parviendrait pas à détruire le bloc d’opposition Loujkov- Primakov », dit ce parlementaire qui avait annoncé avec trois semaines d’avance le plan d’entrée des troupes russes dans la plaine du Terek. Grâce à la guerre, insiste-t-il, on peut facilement « annuler les élections ».

Il faut garder en tête « le combat mortel pour le contrôle d’immenses richesses privatisées illégalement pendant l’ère Eltsine », poursuit le député ingouche. « Les gens au pouvoir savent que l’arrivée au pouvoir de Primakov et de Loujkov remettrait en cause cette privatisation illégale. Ils ne sont pas prêts à rendre tout sans combattre », avance carrément Aouchev.

Pour le spécialiste du Caucase de la fondation Carnegie, Alexeï Malachenko : « Mieux vaut se pencher sur la deuxième question » : le pouvoir russe a-t-il intérêt à la guerre ?

3-La relance des combats sert-elle le Kremlin ?

Là, Alexeï Malachenko répond sans hésiter. Il lui paraît évident que « la Russie veut faire revenir la Tchétchénie dans son giron pour renforcer les positions du candidat du Kremlin Vladimir Poutine » et lui tailler ainsi l’habit d’un présidentiable. Avec la Tchétchénie, le pouvoir « dispose aussi d’un levier idéal pour pouvoir instaurer l’état d’urgence », si nécessaire, ajoute Alexeï Malachenko.

La guerre arrange aussi le Kremlin, selon lui, « parce qu’elle détourne l’attention du thème clé des scandales financiers (affaire Mabetex, Bank of New York) qui ont éclaté au grand jour ». Ces scandales ont gagné le sommet du pouvoir avec la mise en cause directe du gendre de Boris Eltsine et de sa fille Tatiana Diatchenko. Alexandre Mamout, un étrange conseiller du Kremlin soupçonné de blanchiment d’argent, est également sur la sellette. La rumeur en fait l’un des principaux « caissiers de la famille » présidentielle, avec les hommes d’affaires Roman Abramovitch et Boris Berezovski.

Tout en rejetant la théorie du complot, le rédacteur en chef d’Itogi Sergueï Parkhomenko confirme la thèse de Malachenko. « Les gens au Kremlin comprennent que Boris Eltsine ne peut rester, qu’il est trop malade, ils voient que le sablier se vide… ils seraient stupides de ne pas profiter de la déstabilisation », dit-il. « Le premier ministre Poutine y a intérêt pour tenter de rester à son poste, le magnat Boris Berezovski pour essayer de sauver son compte en banque… Tania (Diatchenko, fille du président) et Valia (Ioumachev, conseiller de l’ombre du président) pour gagner quelques semaines de répit. Chacun résout ses petits problèmes. Et le résultat, c’est la guerre », conclut Sergueï Parkhomenko.

4-Avec quelles conséquences politiques ?

Paradoxalement, Sergueï ne pense pas au pire. Pour lui, le nouveau conflit de Tchétchénie n’influera pas sur le processus électoral. « Nous aurons seulement une guerre de Tchétchénie de plus, qui va sans doute s’éterniser si les pertes ne sont pas trop grandes », dit-il. La seule chose qui risque d’arriver, c’est « un nouveau changement de premier ministre malgré tous les efforts de Poutine pour agiter son bâton ». Sergueï Parkhomenko est toutefois persuadé que cette recherche effrénée d’un successeur à Boris Eltsine se soldera par un échec électoral du pouvoir…

Mouarbek Aouchev est plus pessimiste : pour lui, le Kremlin va s’acharner à détruire le bloc d’opposition La Patrie-Notre Russie, dirigé par Loujkov-Primakov, actuellement en tête de tous les pronostics. « Je sais par exemple qu’une pression énorme est exercée sur le numéro trois de leur liste, le gouverneur de Saint-Pétersbourg, Vladimir Iakovlev, pour qu’il retire sa candidature », affirme Aouchev.

Ce retrait ferait capoter automatiquement le bloc électoral d’opposition. « Si ces tentatives échouent, il y aura l’état d’urgence et la montée en puissance de Poutine ou, pourquoi pas, de Lebed qui est le candidat du magnat Boris Berezovski », poursuit-il, presque « convaincu que l’actuel premier ministre n’est pas la dernière carte du Kremlin ». Tout cela, conclut Aouchev, va nous mener au « chaos ». A moins qu’un accord ne soit miraculeusement trouvé entre le favori des sondages, Evgueni Primakov, et le Kremlin.

Encadré(s) :

Liaisons dangereuses

La publication, dans le quotidien Moskovski Komsomolets et sur la chaîne de télévision NTV, de sténogrammes d’écoutes téléphoniques entre le milliardaire et l’acolyte de Bassaïev, Movladi Oudougov, a aiguisé la polémique. Ces conversations, dont l’homme d’affaires nie l’authenticité, évoquent des centaines de milliers de dollars promis et non versés.

Raspoutine des temps modernes, se définissant comme l’« initiateur des décisions majeures du Kremlin », Boris Abramovitch Berezovski n’a jamais caché ses liens avec les chefs tchétchènes. Dans une interview au Figaro, le 22 septembre, il rappelait avoir longuement négocié avec eux, du temps où il était encore secrétaire adjoint du Conseil de sécurité russe. Lors de l’entrevue, il confirmait avoir offert 2 millions de dollars à Chamyl Bassaïev, mais exclusivement « pour la reconstruction de la Tchétchénie ».

Intérêts pétroliers

Les choses pourraient être moins limpides que ne le dit Boris Berezovski, notait Le Monde le 28 septembre. Le quotidien citait un proche du magnat russe affirmant que celui-ci aurait versé « trente millions de dollars » à Chamyl Bassaïev avant sa première attaque au Daguestan. Le même contact a également affirmé au Monde que la société de ventes d’armes russe Rozvooroujenie, proche de Berezovski, avait fourni des armes au chef de guerre tchétchène.

Quoi qu’il en soit, il est confirmé de source occidentale qu’une rencontre a bien eu lieu cet été en France, dans la somptueuse demeure du Cap d’Antibes de Boris Berezovski, entre le chef de l’administration présidentielle Alexandre Volochine et des émissaires de Bassaïev… Pourquoi ?

A l’époque, la Russie avait aidé les indépendantistes abkhazes à se soulever contre la Géorgie, et Bassaïev faisait partie des commandos tchétchènes participant à la libération abkhaze. « Nous avons encore joué avec lui pendant des années en lui donnant de l’argent pour ses soi-disant ordinateurs, a dit Stépachine. Boris Abramovitch (Berezovski) lui a donné de l’argent. Maintenant ces ordinateurs tirent sur nous. »

Des soldats russes lors d’une salve de tirs, près de Gudermes. L’opinion russe quasi unanime appelle ses dirigeants à « casser du Tchétchène ».

Laure MANDEVILLE

Le Figaro, no. 17157
lundi 11 octobre 1999, p. 2

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