L’INFANTERIE russe, appuyée par un millier de chars et de véhicules blindés, s’est avancée sur 10 à 15 kilomètres à l’intérieur des steppes du nord de la Tchétchénie et a perdu dix hommes dans un premier engagement, selon des sources tchétchènes citées par l’Agence France-Presse. Cette deuxième invasion en cinq ans de la petite République indépendantiste, commencée dans la nuit du jeudi 30 septembre au vendredi 1er octobre, a été marquée par un premier accrochage d’une demi-heure devant le village de Roubejnoe, où dix soldats russes ont été tués, selon le préfet tchétchène de la région, Taous Bagouraev.
Le ministère russe de la défense a refusé de confirmer l’avancée de ses troupes, contrairement à un officier russe interrogé sur place par l’AFP. ” Nous allons occuper ces prochains jours, sans nous presser, a-t-il dit, les régions de Naourski et Chelkovskoï “, au nord du fleuve Terek. Formées de steppes sablonneuses désertiques et d’une chaîne de villages le long du fleuve, elles sont, pour les Russes, les plus faciles à envahir. Leur occupation, assortie de la poursuite des bombardements aériens sur le reste du territoire tchétchène, correspond à un des scénarios envisagés pour interpréter les menaces ambiguës proférées depuis des semaines par le Kremlin. Celui-ci accuse des ” terroristes tchétchènes ” d’avoir commis les récents attentats ayant fait trois cents morts en Russie. Mais les Tchétchènes et nombre d’opposants du Kremlin les mettent sur le compte des services secrets russes. Le président tchétchène, Aslan Maskhadov, avait affirmé que ses troupes engageraient le combat dès que celles de la Russie franchiraient ses frontières.
Vendredi matin, cet indépendantiste modéré semblait encore espérer éviter une ” grande guerre ” répétant celle qui fit près de cent mille morts en Tchétchénie avant le retrait sans gloire des troupes russes d’un pays en ruine, en 1996. Dans l’après-midi, pourtant, le premier ministre Vladimir Poutine a largué les amarres, annonçant que la Russie ne reconnaissait plus la légalité du pouvoir de M. Maskhadov, mais celle du ” Parlement ” tchétchène fantoche de 1996, dont une poignée de représentants obscurs, réunis vendredi à la Maison Blanche, à Moscou, ont été proclamés ” seule autorité légitime en territoire tchétchène “. Ces ” élections ” tchétchènes de 1996, organisées par l’armée russe alors que des combats faisaient encore rage, avaient constitué une véritable farce. La présidentielle de février 1997, dont Aslan Maskhadov sortit largement vainqueur, fut en revanche saluée comme démocratique par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui aida à l’organiser, cinq mois après le départ des troupes russes. Rouslan Aouchev, le président ingouche, s’est chargé de rappeler aux Russes que M. Maskhadov ” reste l’autorité légitime en Tchétchénie, qu’on le veuille ou non “. Et il a déploré que Moscou ait poussé M. Maskhadov ” dans ses retranchements “, c’est-à-dire à s’allier avec ses radicaux.
L’unification des rangs tchétchénes était aussi inéluctable que celle qui s’est produite en 1994, lors de la première invasion. Mais elle a été précédée d’un nouveau fait troublant : les bombes russes qui pleuvent sur la Tchétchénie et sa population ont d’abord touché les infrastructures sur lesquelles s’appuyait le président Maskhadov. Et non, comme on le clame à Moscou, sur celles de ses rivaux, qualifiés de terroristes : la télévision et les lignes téléphoniques de Chamil Bassaev, le ” terroriste numéro un “, étaient toujours en état de fonctionnement jeudi, contrairement à celles de la présidence, détruites il y a plus d’une semaine. Ce n’est qu’après un tel traitement, et alors que l’invasion terrestre semblait imminente, qu’Aslan Maskhadov a attribué la défense du front est de la Tchétchénie à Chamil Bassaev. Ce qui a permis à Moscou de l’accuser de soutenir les terroristes et de couper ouvertement les ponts avec lui. Ce scénario d’une complicité inavouée – et peut-être aujourd’hui caduc – entre le Kremlin et les radicaux de Tchétchénie avait été évoqué lors des combats d’août et septembre au Daghestan. Des rebellions islamistes locales, soutenues par de brèves incursions de Chamil Bassaev, furent alors écrasées sous les bombes.
” UN HOMME DU PASSÉ ”
Le ” maître du chaos russe “, Boris Berezovski, se vantait lui-même, il y a une semaine encore dans Le Figaro, d’avoir financé Bassaev, qu’il considérait comme ayant plus d’avenir – ou plus facilement achetable ? – que le président Maskhadov, ” un homme du passé “. Ce qui laisse ouverte l’hypothèse que non seulement les morts du Daghestan et de Tchétchénie, mais aussi ceux de Moscou et de Rostov – des milliers de civils -, ont été les victimes d’un plan visant moins à anéantir le ” terrorisme islamiste ” qu’à manipuler l’opinion. Et à détourner, en passant, l’attention des scandales financiers russes. Il est troublant de voir la première chaîne de télévision russe, ORT, contrôlée par M. Berezovski, annoncer des gains de popularité stupéfiants du premier ministre, M. Poutine, dont la cote ne dépassait pas 3 % dans l’opinion il y a deux semaines… Cela, sans doute, grâce aux forts propos tenus parl'” héritier officiel ” du Kremlin. telle sa promesse de ” buter les terroristes dans les chiottes s’ils s’y cachent “. Vendredi, il s’est surpassé, affirmant que les réfugiés tchétchènes fuyaient non pas les bombes russes, mais leurs propres bandits – ” ils ont voté avec leurs pieds pour la Russie ” -, oubliant que la seule ” Russie ” où ils sont parcimonieusement admis est le territoire de l’Ingouchie. Le premier ministre a ainsi confirmé que, si l’on veut comparer, comme le fait le Kremlin, l’opération de l’OTAN au Kosovo et celle qu’il a lancée lui- même, il faut en inverser les acteurs : M. Poutine est Milosevic. A ces différences que ce dernier n’a jamais envoyé ses bombardiers au Kosovo et que la voix de l’OTAN ne se fait pas entendre en défense d’un peuple massacré pour la deuxième fois en cinq ans.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
lundi 4 octobre 1999, p. 2