Offensive de l’armée russe contre la République rebelle.

Dix Russes ont été tués hier lors des premiers combats entre forces russes et tchétchènes, selon Grozny, après que plusieurs milliers de soldats russes furent entrés dans la petite république indépendantiste, pour la première fois depuis la fin de la guerre de 1994-96. Les forces russes massées depuis plusieurs semaines aux frontières administratives de la Tchétchénie ont pénétré à 20 km à l’intérieur de ce territoire pour s’y déployer. Dans le même temps à Moscou, le premier ministre russe, Vladimir Poutine, a annoncé qu’il ne reconnaissait plus la légitimité du président tchétchène, Aslan Maskhadov, et lui préférait un Parlement tchétchène en exil, élu dans des élections considérées comme une farce en 1996, qui n’avait jamais fait parler de lui jusqu’à aujourd’hui. Près de 10 000 militaires russes seraient déployés dans le district de Naourskaïa, avec des centaines de chars et de blindés légers. Le déploiement de ces troupes correspond au plan de Moscou d’établir un « cordon sanitaire » autour de la république, avec une bande de sécurité à l’intérieur même de son territoire. (AFP.)

C’est une phrase toute simple, mais elle dit tout : « Tous les organes du pouvoir en Tchétchénie sont illégitimes… car ils ont tous été élus en dehors des lois russes. » C’est une phrase prononcée hier par Vladimir Poutine, premier ministre de Russie et ancien chef des services spéciaux. C’est une bombe politique à la signification aussi claire que fracassante : la Russie ne veut pas la peau des terroristes, mais la guerre totale.

Le pouvoir russe vient de rayer d’un trait de plume les accords de Khassaviourt négociés entre le général Alexandre Lebed et le président tchétchène, Aslan Maskhadov, en août 1996. Il vient aussi de renier « l’accord sur la paix » signé en mai 1997 en grande pompe entre le président Boris Eltsine et le numéro un tchétchène. Autant dire que le chef de l’Etat russe s’est renié lui-même.

« Les parties s’engagent à refuser l’utilisation ou la menace de l’utilisation de la force pour régler n’importe quelles questions conflictuelles », disait le texte de 1997. Hier, après des semaines de bombardements massifs, plusieurs milliers de soldats russes appuyés par des centaines de blindés sont entrés sans combattre dans le nord de la Tchétchénie. Choisissant la logique de la force, M. Poutine pour lequel les accords de Khassaviourt sont « une honte et une capitulation » fait aujourd’hui comme s’il n’y avait jamais eu le moindre engagement.

Zone de sécurité

Il va même plus loin : refusant de reconnaître la légitimité d’Aslan Maskhadov pourtant élu démocratiquement en janvier 1997 , il considère comme « seul organe légitime du pouvoir » en Tchétchénie… « le Parlement élu en 1996 et actuellement en exil » ! Ce Parlement fantoche avait été formé en juin 1996 au plus fort de la guerre, au terme d’une parodie d’élections auxquelles n’avait participé qu’une minorité de Tchétchènes. Derrière lui, il n’y avait que le gouvernement prorusse de Dokou Zavgaïev, une marionnette de Moscou sans appui populaire, qui a, depuis, été nommé ambassadeur de Russie en Tanzanie en reconnaissance de ses bons et loyaux services…

M. Zavgaïev va-t-il réapparaître toute honte bue, pour « voler au secours » du peuple tchétchène en panne de leader ? Vu l’application avec lequel le pouvoir russe s’acharne à orchestrer une surréaliste redite de l’aventure militaire de 1994-1996, ce ne serait pas étonnant.

En annonçant qu’il ne reconnaît pas le président Aslan Maskhadov, Vladimir Poutine lève en tout cas une partie du voile sur ses intentions. Il montre que son but est d’aller bien au-delà de l’instauration d’un cordon sanitaire autour de la Tchétchénie, contrairement à ce qu’il avait initialement annoncé. Les quelque 78 000 hommes massés aux frontières de la Tchétchénie ne sont visiblement plus seulement là pour « éliminer » jusqu’au dernier les terroristes de Chamyl Bassaïev qui ont fomenté une rébellion au Daguestan. Il s’agit bel et bien de balayer le pouvoir tchétchène !

Mais comment y arriver ? Oubliant toutes les leçons de la désastreuse campagne de 1994-1996, les Russes vont-ils se lancer dans une nouvelle intervention terrestre, envisagée « comme une variante » ces derniers jours par le chef adjoint de l’état- major, le général Valeri Manilov ? « La Russie va établir une zone de sécurité » qui « empiétera suffisamment en profondeur sur la Tchétchénie », a déclaré hier le maréchal Sergueïev. Pour ce faire, il ne resterait pas beaucoup de temps en raison des conditions météorologiques. Le journal militaire Niezavissimoïe Obozrenie estime que la constitution d’une zone de sécurité à l’israélienne doit être réalisée d’ici à « six semaines ».

Pour qui connaît la déliquescence morale et financière de l’armée russe, son manque total de préparation au combat et la manière désastreuse dont elle s’est battue entre 1994 et 1996, ce début d’opération terrestre, dont le but politique est d’installer un gouvernement prorusse à Grozny, paraît frappé au sceau de la pure folie.

Face à cette armée russe qui s’apprête à s’enterrer dans des tranchées, il y a une armée tchétchène de 50 000 hommes appuyée par tout un peuple prêt à envoyer « même ses femmes au combat », criait hier une réfugiée tchétchène en pleurs… On peut déjà imaginer, comme dans un film trop regardé, comment le harcèlement, les attentats, les prises d’otages vont à nouveau se succéder côté tchétchène pour détruire ce qu’il reste encore de l’armée russe. « Il n’y a pas d’armée, il n’y a même pas de chaussettes et de pain pour les soldats, il n’y a ni préparation au combat ni morale, il n’y a que des généraux sans éthique qui ne pensent qu’à se faire construire des datchas », s’exclamait il y a quelques jours le colonel Michel Berger, qui fut l’adjoint d’Alexandre Lebed au sein de la 14e armée.

Alors pourquoi prendre ce risque ? Seul le contexte de la scène politique moscovite peut expliquer une telle aventure. Dans l’optique des élections législatives et présidentielle, le candidat du pouvoir Vladimir Poutine a désespérément besoin d’une opération de force en Tchétchénie qui lui forgerait une image de vainqueur. Et si les choses se gâtent, il pourra toujours instaurer l’état d’urgence. En somme, l’objectif est plutôt clair : conquérir la Russie en tentant d’écraser la Tchétchénie.

Laure MANDEVILLE

Le Figaro, no. 17150
samedi 2 octobre 1999, p. 3

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