Ce samedi 25 septembre, le gouverneur Alexandre Lebed reçoit dans sa résidence de campagne, à quelques kilomètres de Krasnoïarsk. Pour rejoindre ce complexe gouvernemental où le président Boris Eltsine et le premier ministre japonais se retrouvèrent en 1997 pour un sommet « sans cravate », on emprunte une route tranquille qui sillonne à travers des bois de bouleaux d’un jaune éclatant. Ici, c’est déjà l’automne. Une pluie fine et froide trouble les eaux du fleuve Ienisseï. Le silence est impressionnant. A quatre heures de Moscou, au coeur de la Sibérie, on se sent soudain très loin des luttes féroces qui agitent la scène politique moscovite. Mais ce calme est trompeur. Retranché à Krasnoïarsk, où il est engagé dans un combat sans merci contre « la mafia de l’aluminium », qu’il accuse de « piller » sa région, Alexandre Lebed garde les yeux rivés sur la grande politique : sur Boris Eltsine dont la santé se dégrade à vue d’oeil, sur les clans de l’oligarchie qui se déchirent, sur le Caucase qui prend feu, sur les bombes russes qui pleuvent à Grozny, et sur celles qui explosent un peu partout en Russie. L’ancien général parachutiste, devenu en avril 1998 gouverneur d’une des plus grosses régions du pays, attend son heure ; parce qu’il en a « assez du marasme, d’abord communiste, puis pseudo- démocratique, de la Russie ». Persuadé que « le moment est venu de prendre une position civique de principe », il rappelle qu’en 1917 « la majorité silencieuse de l’armée tsariste n’a pas pris position et qu’elle s’est fait éliminer ». Il cite aussi Bismarck, pour affirmer que « si on ne s’occupe pas de la politique, c’est elle qui s’occupera de nous ».

LE FIGARO. Le premier ministre, Vladimir Poutine, a condamné les accords de Khassaviourt que vous avez signés avec le président Maskhadov en 1996. Il en parle comme d’une « capitulation », et affirme que cette paix est à l’origine de l’embrasement actuel du Caucase. Sa politique : les bombardements massifs, exactement comme en 1994-1996. Et surtout pas de négociation avec le président Maskhadov…

Alexandre LEBED. Poutine fait le dur, il gonfle ses muscles en parlant de solution militaire, mais comme toujours, nos troupes n’ont ni munitions ni argent. Juste des gamins de 18 ans à envoyer au front. Et puis, il n’a pas lu les accords de Khassaviourt. Il affirme sans réfléchir que les accords de Khassaviourt sont une honte. Sait-il que ces fameux accords, qui se résument à une déclaration commune d’une demi-page et à la formulation de principes généraux sur une autre page, n’ont aucune force juridique ?

Maskhadov et moi avions réussi à casser la colonne vertébrale de cette guerre. Nous avions donné à la Russie une chance très rare pour elle : sortir d’une guerre qui a fait entre 80 000 et 120 000 morts. Mais que s’est-il passé ensuite ? En mai 1997, le président de la Russie et le président tchétchène ont signé un « accord sur la paix » dans lequel le président Eltsine a rayé d’un trait de plume la référence aux accords de Khassaviourt. Puis, plus rien pendant deux ans et demi.

Mais la nature a horreur du vide. Les Tchétchènes, qui avaient des fusils, ont trouvé de l’argent ailleurs. Ils se sont mis à creuser des tranchées dans les villages daguestanais de Tchabanmakhi et Karamakhi. Ils ont commencé leur expansion, car ils ont besoin d’un accès à la mer Caspienne. Pourquoi les a-t-on laissés creuser ces fossés ? Qu’ont fait nos services spéciaux ? Il n’y a pas de réponse à toutes ces questions. Le résultat, maintenant, c’est que nous n’avons plus seulement affaire à la Tchétchénie, mais au Daguestan, et que la déstabilisation gagne la Karatchaevo-Tcherkessie…

Est-ce de la négligence, ou bien le Kremlin a-t-il intérêt à une déstabilisation ?

Le président et « la famille » se retrouvent aujourd’hui isolés. Ils n’ont aucune force politique qui leur permette de gagner les élections. Alors, voyant le caractère inextricable de sa situation, le pouvoir ne peut avoir qu’un but : déstabiliser la situation pour qu’il n’y ait pas d’élections. Les maisons explosent, il y a déjà 294 morts, des milliers d’invalides, des millions de gens traumatisés.

Vous êtes en train de dire que la main du pouvoir est derrière les attentats ?

J’en suis presque convaincu. N’importe quel commandant tchétchène, s’il voulait exercer sa vengeance, se serait mis à faire sauter des généraux. Ou alors, il frapperait des établissements du ministère de l’Intérieur ou du FSB, ou encore des stocks d’armes ou des centrales nucléaires. Il n’aurait pas pris pour cibles des gens simples et innocents. Le but recherché est de créer une terreur massive, une déstabilisation qui permette à un moment donné de dire : Tu ne dois pas aller dans les bureaux de vote, sinon tu risques de sauter avec les urnes…

Les clans du Kremlin seraient prêts à tout ?

A tout pour se maintenir au pouvoir. Tous les moyens sont bons.

Certains affirment qu’une alliance de fait pourrait exister entre les organisateurs russes de ces attentats et les exécutants tchétchènes…

Attention à ne pas utiliser le mot tchétchène à tort et à travers. Il y a des bandits tchétchènes, comme il y en a des Russes et des Français. Mais tous les Tchétchènes ne sont pas des bandits. Cela dit, je conçois tout à fait qu’il y ait eu un accord avec Bassaïev, d’autant que c’est un ancien informateur du KGB.

Vous en êtes sûr ?

Absolument. Et je pense que Bassaïev et le pouvoir se sont mis d’accord.

Bassaïev aurait son but et le pouvoir russe le sien ?

Oui, Bassaïev a son but, qui converge avec celui du pouvoir. Bassaïev est un magnifique instrument de déstabilisation. Reconnaissons ses qualités : c’est un guerrier par nature. Il a commencé par étudier les sciences de la terre, puis il a compris sa vraie nature, et il est devenu un combattant. Talentueux, plein de sang-froid.

Quel est son but ?

Bassaïev s’appelle Chamyl, comme l’imam Chamyl qui s’est battu contre l’empire russe au XIXe siècle. Il veut utiliser cette coïncidence pour recréer ce qui existait au XIXe, quand le Daguestan et la Tchétchénie ne formaient qu’un seul territoire. Il veut une ouverture vers la Caspienne, il veut installer le fondamentalisme islamique dans sa forme la plus dangereuse : le wahhabisme.

Vous le voyez comme un fondamentaliste ?

Comment peut-on appeler autrement un mouvement qui réduit en bouillie le mufti du Daguestan et qui a déjà organisé trois attentats contre le mufti de Tchétchénie. Si les plus hauts représentants de l’islam dans la région sont assassinés, comment appeler leurs ennemis ?

Que peut faire le président Maskhadov ?

C’est un officier de très grande qualité. C’est aussi un homme qui, en raison des circonstances, a dû prendre la défense de son peuple. Mais l’administration du président et le gouvernement russe ont tout fait pour qu’il se transforme en leader formel. On dit qu’il ne contrôle plus le processus, qu’il n’a plus d’influence.

Vous avez dit récemment à des journalistes français que vous auriez à vous occuper bientôt de la Tchétchénie…

Quand, en 1996, on m’a demandé de m’occuper de la guerre en Tchétchénie, le gouvernement et le président étaient dans la merde jusqu’au cou. Aujourd’hui, c’est la même chose, ils ne savent pas quoi faire. Du coup, ils agissent d’une manière imbécile, en utilisant stupidement la force là où il faudrait utiliser la raison. Nous pourrions pourtant utiliser notre expérience passée. Celle du siècle dernier, par exemple, quand, après une guerre de 49 ans, les Russes ont reçu l’imam Chamyl, l’ont emmené à Kalouga et lui ont proposé un harem. Ils lui ont donné le grade d’officier de l’armée tsariste le plus prestigieux et ont créé pour lui une « division sauvage ». C’est comme ça qu’on a réglé le problème…

Comment expliquez-vous que les militaires s’acharnent à refaire les mêmes erreurs que pendant la guerre de 1994-1996 ?

C’est une question à laquelle je n’ai pas encore de réponse définitive. Est- ce vraiment de la stupidité, ou tout cela cache-t-il un acte vicieux camouflé en stupidité ? Je suis tenté de trancher en faveur de la seconde hypothèse. On a l’impression qu’il s’agit d’une opération de déstabilisation de grande envergure. Au lieu de faire des choses claires et compréhensibles, on organise Dieu sait quoi. Nous aurions pu organiser une mobilisation partielle au Daguestan, faire entrer les volontaires daguestanais dans notre armée, où ils se seraient retrouvés immédiatement sous contrôle. On aurait gagné ainsi des combattants avec la meilleure des motivations : défendre leurs terres et leurs maisons. Eh bien non ! A la place, on a créé des espèces de milices qui obéissent Dieu sait à qui, et dont personne ne sait ce qu’elles veulent et dans quelle direction elles vont tirer…

Tout le monde crie : Il n’y a pas de raison d’instaurer l’état d’urgence. Mais je ne comprends pas ! Il y a des milliers de morts, des dizaines de milliers de réfugiés, des villages entiers détruits… Si ce n’est pas l’état d’urgence, qu’est-ce que c’est ?

La loi sur l’état d’urgence date de l’époque soviétique…

Justement, il faut voter une loi claire, au lieu d’avoir honte d’appeler les choses par leur nom. On ne peut tout de même plus convoquer le Politburo pour proclamer l’état d’urgence ! Quand je parle de la nécessité d’une loi sur l’état d’urgence, c’est que je pense qu’il est indispensable qu’il existe un cadre légal. On ne peut permettre que n’importe quel milicien puisse appliquer l’état d’urgence qui lui convient. Quand il n’y a pas de cadre légal, c’est le chaos.

Qu’apporteront les bombardements massifs sur la Tchétchénie ?

On n’a rien appris ! Les combattants tchétchènes sont des soldats très bien préparés, qui n’iront jamais se mettre exprès sous les bombes. Ce sont les femmes et les enfants qui souffrent, les civils. Et du coup, on va de nouveau avoir face à nous un peuple entier. Car quand on déclare la guerre totale, n’importe quel peuple se lève pour se battre 24 heures sur 24. L’armée de Napoléon a été détruite par les paysans russes. L’armée de Hitler a elle aussi perdu la guerre totale, de même que les Américains au Vietnam et nous en Afghanistan. Savez-vous pourquoi les Moldaves me sont si reconnaissants ? Parce que, quand j’ai dû arrêter le conflit entre russophones et moldaves en tant que commandant de la 14e armée, en 1992, je n’ai pas détruit de maisons civiles. J’ai frappé durement les positions militaires de l’adversaire. Mais le pays est intact. J’ai agi comme un chirurgien qui agit cruellement, mais seulement pour enlever la douleur. Pas comme un boucher.

Encadré(s) :

La Tchétchénie sous les bombes

Citant des sources non officielles, le quotidien Nezavissimaïa Gazeta affirme que les troupes russes s’apprêtent à entrer en Tchétchénie afin d’occuper une partie du territoire de la république indépendantiste. Elles « vont débarrasser ces régions des terroristes et y rétablir le pouvoir fédéral », ajoute le quotidien, indiquant cependant que la date de l’opération demeure inconnue. « Pour l’instant, nous envisageons la date du 10 octobre pour une intervention en Tchétchénie, mais cela peut changer selon l’évolution de la situation », avait déclaré lundi un haut responsable militaire de la base russe de Mozdok.

Entre 15 000 et 60 000 Tchétchènes ont déjà fui la république pour se réfugier en Ingouchie voisine. Le ministère français des Affaires étrangères s’est dit hier « préoccupé » par la recrudescence des opérations militaires en Tchétchénie. Il a appelé à une « solution politique » à la crise. (AFP.)

Laure MANDEVILLE

Le Figaro, no. 17147
mercredi 29 septembre 1999, p. 2

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