GROZNY (TCHÉTCHÉNIE) DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE – Elu en 1996 président de la République tchétchène lors d’un scrutin direct organisé avec l’aide de l’OSCE, Aslan Maskhadov, 55 ans, lutte depuis sur deux fronts : contre ses concurrents malheureux emmenés par Chamil Bassaev, accusé par Moscou d’être, avec son allié Khattab, l’auteur des derniers attentats en Russie; et contre tous les adversaires d’une reconnaissance de l’indépendance tchétchène, Russie en tête. Jeudi 16 septembre, il a reçu Le Monde pour son premier entretien depuis plus d’un an avec l’envoyé spécial d’un média occidental en Tchétchénie, où sévissent toujours les ravisseurs d’otages, alors que l’armée russe bombarde à nouveau des villages depuis dix jours.

” Que répondez-vous aux Russes qui accusent vos “radicaux” d’être les terroristes auteurs des derniers attentats ? – C’est eux-mêmes qui les font, eux-mêmes qui provoquent les explosions. Pour faire ça, il faut énormément d’argent en jeu, en Russie même. Un vrai Tchétchène, même s’il a très envie de se venger, ne peut faire cela, détruire un immeuble d’habitation. Nous ne l’avons pas fait pendant la guerre. Alors que la situation aujourd’hui ressemble de plus en plus à celle qui l’a précédée, celle de 1994. Le Kremlin a de nouveau des problèmes d’élections. Ils n’ont toujours pas trouvé d’héritier qui puisse les gagner honnêtement et ne peuvent admettre un nouveau venu qui exhumera leurs crimes. Quelle est la solution ? Une guerre ou l’état d’urgence, et la meilleure place reste la Tchétchénie. Car ils n’ont toujours pas accepté ce qu’ils ont signé le 12 mai 1997 : l’accord de paix prévoyant que les relations russo-tchétchènes seront déterminées sur la base du droit international avant le 30 décembre 2001. Le député Loukine, pourtant un grand démocrate, nous avait prévenu alors en disant : “aujourd’hui, on est faibles, on signe, mais dans cinq ans, quand nous serons rétablis, on vous montrera “.

” J’ai peur avant tout d’un scénario afghan. Les avions, les bombes, on connaît déjà, on survivra ”

– Malgré cela, vous gardiez l’espoir d’une entente avec Boris Eltsine ?

– Je l’avais presque convaincu. En 1997, lors de notre dernière rencontre, trois accords étaient prêts : sur la reconnaissance de l’indépendance et des espaces économique et militaire communs. Il avait compris je crois qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible, surtout après la guerre. Et que la Russie n’a pas besoin d’une telle écharde, ni de continuer à se tromper elle-même en prétendant qu’elle a encore une présence quelconque en Tchétchénie. D’autant plus que j’avais obtenu l’accord des présidents des deux républiques voisines, Ingouchie et Daghestan, pour qu’ils s’engagent par écrit à ne pas prétendre à l’indépendance si celle de la Tchétchénie était reconnue.

– Pourquoi, alors, l’impasse ?

– Il y a trop d’intérêts divergeants en Russie. Je disais depuis longtemps que plus on approcherait des élections russes, plus grandes seraient les chances de voir la Tchétchénie devenir à nouveau un pion de celles- ci. C’est ce qui s’est passé. Même s’il y a eu de bons contacts à nouveau ensuite. Avec Evgueni Primakov, par exemple. C’est un homme sans illusions et un homme de parole. Mais en Russie, on avait déjà décidé de passer à d’autres méthodes. Ils se sont préparés très professionnellement, ils ont tout fait pour discréditer un peuple qui s’était dignement battu pour sa liberté. Les prises d’otages, le terrorisme, le wahhabisme, c’est aussi leur travail. Les Russes ont commencé le cycle des otages avec leurs “camps de filtration” pendant la guerre. Puis, ils ont payé des millions de dollars aux bandits pour le rachat de gens connus. C’est plus de la politique que du banditisme.

– Mais il y a aussi du banditisme, il y a des centaines d’otages tchétchènes.

– Je ne dis pas non, mais on n’avait pas ça avant. Maintenant, on enlève des gens à Moscou ou en Ossétie, on les vend en Ingouchie et on les amène en Tchétchénie pour réclamer d’ici la rançon. Des officiers russes vendent leurs soldats. Et le pays est en ruines. Des jeunes n’ont que leurs armes et leur haine de tout, car le pays est dévasté et soumis au blocus. Les Russes n’ont pas payé ce qu’ils ont promis, ils ont fermé la voie ferrée et l’aéroport. Ces dernières semaines, 60 wagons de blé américain, aide humanitaire destinée à la Tchétchénie, ont été détournés vers l’Ossétie et l’Ingouchie. Et maintenant, nous avons de nouveau les bombes russes, déjà plus de deux cents morts, les hôpitaux pleins, des réfugiés qui fuient en masse l’est du pays.

– Les Russes disent qu’ils ne frappent que les terroristes.

– Ils frappent comme toujours les civils. Dès le début des combats au Daghestan, nous avons dit que ce n’est pas notre guerre. Bassaev y est parti comme volontaire, comme tant de Russes l’ont fait au Kosovo aux côtés des Serbes. L’OTAN n’en a pas pour autant bombardé des villages russes. Non, il y a deux raisons possibles à ces bombardements. L’une est de nous pousser à la contre-attaque, pour dire que la Tchétchénie agresse une puissance nucléaire. En comptant sur mes adversaires radicaux ici, ceux qui me reprochent de n’avoir pas proclamé la djihad (guerre sainte). L’autre est de nous pousser à la guerre civile. Notre moufti Kadyrov, de retour d’une visite, faite à mon insu, au premier ministre russe Vladimir Poutine, me reproche de n’avoir pas détruit Bassaev et ses hommes. Ils veulent un scénario à l’afghane. Je suis extrêmement mécontent de Bassaev et des wahhabites (intégristes), je ne serai jamais avec eux, mais j’ai peur avant tout d’un scénario afghan. Les avions, les bombes, on connaît déjà, on survivra.

– N’avez-vous pas été tenté par l’autre solution ?

– Si les Russes n’avaient pas choisi de bombarder les villages wahhabites du centre du Daghestan après le premier retrait de Bassaev, on aurait peut-être pu s’occuper d’eux. Ils étaient déconsidérés, divisés. Mais la poursuite des attaques russes les a soudés à nouveau. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas discrédités. Les commandants tchétchènes n’ont pas suivi Bassaev dans son aventure d’exportation de la révolution. Seuls nos wahhabites l’ont fait, et encore, très peu d’entre eux. J’ai pu les dissuader. En réalité, sur les 1 500 combattants de la région de Novolaksk, il y avait un millier de partisans du chef wahhabite daghestanais Bagaouddin et quelque trois cents hommes de Khatchilaev (autre chef de clan daghestanais). C’est la propagande de Movladi Oudougov (ex-ministre de l’information tchétchène) qui a mis en avant le rôle de Bassaev et des Tchétchènes. Quand à nos wahhabites, je peux les réduire en un instant. Mais comment désarmer tous mes opposants alors que la Russie peut tenter demain une nouvelle invasion, qu’elle menace déjà nos frontières et nous bombarde ? Bassaev a un argument imparable : la Russie n’acceptera jamais l’indépendance de la Tchétchénie, dit-il. Je n’ai rien à lui opposer. Alors que si, demain, les Russes reconnaissent notre souveraineté, s’ils disent : “on ne se mêle plus de rien, construisez ce que vous voulez”, j’aurai les mains libres contre tous les partisans de la grande djihad.

– Ce discours peut faire penser que vous encouragez Bassaev en sous- main.

– En tout cas, j’ai la conscience claire. Devant mon peuple et devant les Russes. J’ai toujours évité les prises d’otages, celles de Boudionnovsk (1995), de Kizlar et Pervomaïsk (1996), ce n’est pas mon travail. Moi, je suis l’auteur de la reprise de Grozny.

– Boris Berezovski a-t-il aidé Bassaev, comme on l’en accuse aujourd’hui ?

– Je sais que cet homme, qui est lié à presque tous les versements de rançon aux bandits, a le plein contact avec Bassaev et Oudougov. C’est lui qui a payé leur télévision Kavkaz et les téléphones mobiles qui étaient utilisés ici. J’ai interdit leur usage au gouvernement il y a six mois, car tout était écouté.

– Les Russes sont donc coupables de tout, selon vous ?

– Non. Il y a beaucoup d’intérêts en jeu. Berezovski veut déshabiller la Russie et la chasser du Caucase. Mais c’est l’Occident qui a besoin de cela. La Russie ne peut plus, ni moralement ni physiquement, diriger le nord du Caucase. Au sud, la Géorgie aura bientôt des armes de l’OTAN, l’Azerbaïdjan est plein de firmes occidentales. Lors de ma visite aux Etats-Unis, j’ai demandé aux conseillers du président qu’ils me disent ouvertement ce qu’ils veulent. Pourquoi passer par Khattab ou Berezovski ? Si ce n’est pas aux dépens de mon peuple, on peut s’entendre avec d’autres que les Russes. ”

SHIHAB SOPHIE

Le Monde
samedi 18 septembre 1999, p. 2

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