LES ASSAUTS lancés depuis un mois au Daghestan par des islamistes radicaux qui veulent ” chasser les Russes ” du Caucase du Nord sont le fruit d’une décolonisation non maîtrisée, qui précipite un chaos sanglant. Le Kremlin aurait pu le prévenir en négociant les termes de l’indépendance tchétchène, acquise de fait il y a trois ans, avec ses chefs modérés. Mais aujourd’hui les dirigeants russes, aux abois sur les dossiers de corruption et menacés d’un changement de régime, semblent moins capables que jamais de répondre à ces défis autrement qu’à leur habitude : par une fuite en avant militaire. Leur refus de chercher un terrain d’entente et le blocus maintenu autour d’une zone dévastée ont favorisé la montée en puissance de groupes armés islamistes et de gangs de preneurs d’otages, qui ont transformé la région en ” terra incognita ” pour les Occidentaux. C’est donc sans témoins que se déroule, depuis un mois exactement, une nouvelle ” guerre du Caucase “, centrée au départ sur la République du Daghestan, nouveau maillon faible de la Fédération de Russie.
L’escalade intervenue lundi 6 septembre, avec d’intenses bombardements aériens russes de part et d’autre de la frontière tchétchéno- daghestanaise, en riposte à une deuxième incursion tchétchène au Daghestan, a fait à elle seule plus de cent morts. Aux affirmations russes répétées que les ” bandits séparatistes ” sont sur le point d’être liquidés, ont répondu de nouvelles incursions de Tchétchénie, ou des résistances inattendues de nouveaux villages daghestanais.
Tout se passe comme si le Kremlin n’avait tiré qu’une seule leçon de sa défaite tchétchène : c’est qu’en affirmant agir au nom du maintien de l’intégrité de la Fédération et contre ” l’extrémisme islamiste ” il tient un moyen de faire l’union sacrée chez lui et d’obtenir le soutien de la communauté internationale. Ce soutien lui fut largement accordé, les cent mille morts en Tchétchénie oubliés, et personne n’est venu questionner son rôle ultérieur dans la région. Mais la situation en Tchétchénie n’a fait qu’empirer, alors que son poids reste entier au coeur d’un Caucase du Nord qui échappe de plus en plus à l’emprise russe.
Le mois dernier, l’éminence grise du Kremlin, Boris Berezovski, s’en alarmait : ” La Russie s’effiloche. Si le pouvoir ne définit pas une stratégie pour le Caucase du Nord et ne commence pas à l’appliquer dans les plus brefs délais, la Fédération russe cessera d’exister. ” Ce pronostic, souvent répété depuis la fin de l’URSS, prend tout son sens aujourd’hui, quand ce pouvoir n’a plus les moyens de concevoir, ni a fortiori d’appliquer, une quelconque stratégie. Les énergies du Kremlin s’épuisent à trouver une ” sortie honorable ” à Boris Eltsine et une survie, personnelle et financière, à la camarilla qui l’entoure.
DEUXIÈME ÉTAPE
Les cafouillages dans la conduite des opérations militaires répètent ceux du conflit tchétchène : la direction en est confiée tantôt aux forces du ministère de l’intérieur, chéries du régime, tantôt à l’armée. Toutes deux s’engagent à reculons, tant le ” syndrome tchétchène ” reste vif. Leur rivalité se traduit par une mauvaise coordination et des ” bavures “. Celles-ci touchent avant tout les locaux et, dans un cycle classique, les dressent contre la soldatesque russe. Alors même que l’incursion initiale d’un millier d’islamistes venus de Tchétchénie fut mal perçue par la majorité des Daghestanais.
Le président tchétchène, Aslan Maskhadov, modéré bien qu’indépendantiste, s’était distancié de ce raid, lancé dans la région frontalière de Botlikh par son rival radical, Chamil Bassaïev, et les brigades wahhabites du fameux Jordano-Saoudien Khattab (lire ci- dessous), financées par d’obscurs sponsors. Les autres commandants tchétchènes avaient refusé de les suivre, estimant que la situation n’était pas assez ” mûre ” chez leurs voisins. Mais celle-ci a évolué avec la ” deuxième étape ” de la contre- offensive russe, lancée dans le centre du Daghestan contre Karamakhi et des villages voisins au sud de Bouïnaksk. Le retour des hommes de Bassaïev ce week-end dans le nord-est du pays, entre Novolakskoïe et Khassaviourt, en est une conséquence. De même, sans doute, que l’explosion dimanche dans un immeuble de Bouïnaksk, qui a coûté la vie à soixante et un membres de familles de militaires, russes et daghestanais, ayant participé aux bombardements des villages. Des négociations pour en évacuer femmes et enfants venaient d’échouer…
Il est peu probable que le Daghestan, multiethnique et aux mains d’un gouvernement prorusse, s’unisse dans une guerre de libération comme ce fut le cas en Tchétchénie. Mais la méfiance qu’inspirent l’arrogance des Tchétchènes et le chaos qui règne chez eux se double d’un sentiment de culpabilité pour le peu de soutien donné aux voisins lors de leur guerre contre les Russes. Et un pays pillé par des mafias locales liées à celles de Russie, dont 80 % de la jeunesse serait au chômage et où l’aspiration à l’indépendance est une donnée sous- jacante, reste un terreau fertile pour des islamistes doté d’un projet politique.
Le frein à l’indépendance est le risque de guerre civile, que l’armée russe n’a pas hésité à aviver : elle a légalisé la détention d’armes chez les divers clans ethniques du Daghestan pour qu’ils assurent leur ” autodéfense ” face aux Tchétchènes. Quant aux promesses de l’Etat russe en faillite, qui paie à peine ses soldats, d’accorder enfin au Daghestan une attention autre que militaire et d’y lancer des programmes socio- économiques, elles ne font même plus rire. Alors que, pour la cohorte des analystes russes, c’est ” le seul moyen pour la Russie de garder la région “… En contrepoint, Chamil Bassaïev déclare qu’une ” guerre de vingt ou vingt-cinq ans a commencé dans le Caucase pour libérer les musulmans de la Volga au Don “. L’auteur de la prise d’otages de 1995 dans un hôpital de la ville russe de Boudiennovsk a en outre menacé la Russie d’une ” réponse spectaculaire ” aux bombardements de lundi.
ARRESTATIONS À MOSCOU
On ne saurait mieux servir le désir du Kremlin d’apparaître aux yeux de l’Occident comme un allié menacé. Mais le président tchétchène, Aslan Maskhadov, tout en déplorant de telles déclarations et les raids au Daghestan, ne peut que mettre en sourdine son conflit avec les wahhabites dès lors que son pays est bombardé. Le Kremlin, de son côté, peut espérer ainsi paraître non plus comme un épicentre mafieux, mais comme un rempart du monde civilisé contre la barbarie islamiste.
A défaut de stratégie, il y aurait donc une tactique, toujours la même. Déjà, l’attentat du 31 août au centre de Moscou rappelle ceux qui avaient secoué la ville à la veille de la présidentielle de 1996, que les Services russes furent soupçonnés d’avoir montés. Les Tchétchènes furent alors montrés du doigt, comme ils le sont aujourd’hui. Durant le seul mois d’août, plus de trois cents Tchétchènes furent emprisonnés à Moscou. Ce regain de répression ” au faciès “, comme le discours ” slavo- orthodoxe ” et proserbe des dirigeants russes, traduit aussi l’impasse de tout projet intégrationniste pour les musulmans du Caucase du Nord. L’incertitude sur le nom du prochain occupant du Kremlin ne contribue pas à la lever.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
mercredi 8 septembre 1999, p. 4