Moscou a lancé ses troupes à l’assaut des islamistes du Daghestan.

La brutalité prévisible des forces russes pourrait retourner la population locale.

LE DAGHESTAN, le ” pays des montagnes “, va-t-il échapper à Moscou ? La plus multiethnique, la plus violente et l’une des pauvres des Républiques de la Fédération de Russie va-t-elle devenir indépendante comme l’est devenue, de facto, la Tchétchénie voisine, après dix-huit mois de guerre (décembre 1994-août 1998) et près de 60 000 morts ? Défié par des islamistes qui, retranchés dans quelques villages du Sud, ont déclaré l’ ” indépendance ” et la ” guerre sainte “, l’ex-premier ministre russe Sergueï Stepachine a estimé, le 9 août, jour de son limogeage, qu’il se pourrait que Moscou ” perde réellement le Daghestan “. Ce qui, pour la Russie, signifierait perdre aussi définitivement la Tchétchénie, le contrôle de l’oléoduc pour l’exportation du pétrole de la mer Caspienne et son influence déjà faiblissante en Transcaucasie (Géorgie, Azerbaïdjan).

Depuis des mois, le ” syndrome tchétchène ” plane sur le petit Daghestan (50 000 km2 pour 2 millions d’habitants). Mais, mosaïque de plus de trente nationalités, le Daghestan n’est pas la Tchétchénie, ethniquement homogène. Toute tentative de sécession mènerait non seulement à un conflit avec Moscou, mais très probablement à une très sanglante guerre civile. Le ” scénario noir ” mènerait donc à un déchirement et à un éclatement du pays.

Les spécialistes de la région estiment que le mouvement armé de libération lancé par le Tchétchène Chamil Bassaïev, le 7 août, dans le sud-ouest de la République n’a pas de chance d’aboutir, à court terme, à la sécession. Votant régulièrement et très majoritairement pour les candidats prorusses, le Daghestan ne manifeste pas de velléités d’indépendance. ” La Russie est vue par les plus de trente ethnies qui cohabitent comme un arbitre, un garant de l’équilibre “, explique Frédérique Longuet Marx, spécialiste de la région, maître de conférence à l’université de Caen. ” Les confréries [musulmanes] soufies qui ont joué un rôle important dans la libération de la Tchétchénie sont beaucoup moins importantes au Daghestan “, poursuit- elle. Les combats, souligne-t-elle, ” ne se déroulent pas par hasard dans la zone frontalière de la Tchétchénie. C’est un mouvement qui semble très circonscrit et téléguidé depuis la Tchétchénie, qui n’a pas de base suffisante au Daghestan pour réussir à se développer. ”

CLANS MAFIEUX OMNIPRÉSENTS

Moshe Aren, professeur à l’université de Tel Aviv et auteur d’une somme sur la conquête du Caucase par les Russes, estime aussi que la majorité des Daghestanais, ” même ceux qui voudraient être indépendants, comprennent que ce n’est pas réaliste. Le taux de chômage réel est sans doute de 80 % et ils dépendent totalement de Moscou pour survivre “. Près de 90 % du budget de la République vient de Moscou.

Au Daghestan, la population vit au rythme des affrontements entre clans mafieux – recoupant plus ou moins les diverses ethnies et les partis politiques – qui contrôlent le pays et ses plus lucratives activités : trafic de pétrole, de caviar ou prises d’otages. Les attentats, les tentatives d’assassinat de personnalités, se succèdent au rythme d’environ un par mois (quatorze hommes politiques et hommes d’affaires en vue tués en deux ans). Les fusillades entre gangs sont quotidiennes.

En 1998, des événements inhabituels ont donné à cette ambiance de violence ordinaire un tour plus ” politique “. En mai, Nadir Khatchilaev, député à la Douma russe, président de l’Union des musulmans de Russie, partisan de l’unification du Daghestan avec la Tchétchénie, et son frère Mohammed, qui contrôlerait la mafia du caviar au Daghestan, s’emparent, brièvement, avec des centaines d’hommes en armes, du siège du gouvernement local. Leaders des Laks (un groupe ethnique représentant plus de 5 % de la population), ils exigent plus de pouvoir pour leur ethnie. Trois mois plus tard, le 21 août, le mufti du Daghestan, Saïd Mouhammed Aboudakarov, leader de l’Islam traditionnel, est tué dans un attentat à la bombe attribué par les autorités à un partisan de la secte musulmane wahhabite entraîné en Tchétchénie. En septembre, plusieurs villages du sud de la République, favorables aux wahhabites, déclarent leur ” indépendance “, expulsant les policiers de Moscou.

Plutôt que d’employer les armes, Sergueï Stepachine, alors ministre de l’intérieur, choisit la voie de la négociation avec les islamistes locaux tout en dénonçant derrière eux les extrémistes tchétchènes.

” LE DÉBUT DE LA FIN ”

Alexander Iskandarian, du Centre d’études caucasiennes à Moscou, récuse cependant la thèse russe du ” conflit importé “. ” Bien sûr, les Tchétchènes sont impliqués, comme le sont des agitateurs du monde arabe et d’ailleurs. Mais, estime-t-il, la majorité des rebelles au Daghestan sont des locaux, comme sont locales les causes de leur révolte. ” Dans le Caucase du Nord, ” la combinaison d’intellectuels radicaux et d’une masse de jeunes pauvres et mécontents créé une situation sociale explosive “.

Frédérique Longuet Marx note aussi que, ” en réaction à la corruption et au règne des mafias, l’islam gagne du terrain, même si ce n’est pas dans sa variante radicale “. Marie Bennigsen, éditrice à Londres de la Central Asia Survey, estime qu’à terme ” l’indépendance est inévitable car les seuls partis qui gagnent du terrain sont ceux qui se réclament de l’islam “. ” Ce n’est pas la fin pour les Russes au Daghestan, qui cette fois arriveront sans doute à contrôler un mouvement islamiste qui n’en est qu’à ses débuts, dit-elle. Mais c’est probablement le début de la fin. ”

Pour le moment, les troubles restent circonscrits à des régions essentiellement peuplées d’Avars, l’ethnie la plus nombreuse (cinq cent mille) et la plus islamisée du Daghestan. La majorité de la population du Daghestan ne soutient pas les islamistes. Mais l’inefficacité et la brutalité prévisibles des forces russes – attisées par le besoin pour le nouveau premier ministre d’apparaître comme un ” homme fort ” – pourraient retourner la population. Déjà, de nombreux habitants de la région ont confié à un reporter de l’AFP qu’ils avaient moins peur des islamistes que des bombardements aveugles des forces russes…

Alexeï Malachenko, de la Fondation Carnegie de Moscou, estime que ” même les Tchétchènes les plus radicaux [impliqués dans les combats actuels] ne croient pas à un Daghestan indépendant “. Ils tentent seulement de ” gagner un accès à la mer ” qui ferait de la Tchétchénie enclavée un Etat viable. Quant aux autorités tchétchènes, tout en démentant être impliquées dans le conflit, elles fermeraient les yeux sur les agissements des extrémistes wahhabites pour avoir une carte supplémentaire dans les négociations sur le statut final de la Tchétchénie.

Moscou semble donc contraint de faire le moins mauvais choix. Ne rien faire, c’est risquer de voir les islamistes grignoter peu à peu du terrain. Mais intervenir, c’est probablement tomber dans un piège, militaire et politique.

NAUDET JEAN BAPTISTE

Le Monde
lundi 16 août 1999, p. 2

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