Dans le petit aéroport de Makhatchkala, civils et militaires se croisent avec indifférence. Sur le tarmac bosselé, de gros Iliouchine vides. Entre deux pistes, dans les herbes folles, les soldats sont réunis par unités en attendant de prendre la route. Au loin, se dressent les montagnes. Devant la grille une nuée de chauffeurs proposent leurs services.
Une quinzaine de soldats des forces fédérales traversent le hall, fiers comme des paons. Poignard à la ceinture, le crâne rasé couvert d’un foulard façon commando. Leurs bottes annoncent une démonstration de force. En face de l’aéroport apparaît un croissant métallique. Une mosquée.
La capitale du Daguestan se trouve à 25 km de l’aéroport. Le long de la route, des barrages de miliciens ralentissent l’allure. Sur un long mur en briques rouges figure un anachronisme, peint en lettres blanches : « L’amitié entre les peuples de l’URSS est indestructible. » Mais l’URSS a disparu et aujourd’hui les pratiques religieuses et les nationalismes renaissent dans le Caucase.
Makhatchkala est une ville basse et verdoyante, presque méditerranéenne, malgré la laideur des bâtiments officiels. Une statue de Lénine se dresse sur la place du centre administratif. Dans les rues, la milice patrouille. Les habitants vaquent à leurs occupations. Le soleil fait plisser les yeux.
Obzagir Abdulaïev pointe du doigt les chaises vides de son petit bar en plein centre ville : « Vous voyez, il n’y a personne. » Décollant sa chemise blanchâtre de son torse velu tout en sueur, Abdulaïev parle avec entrain et nostalgie. « À l’époque soviétique, on vivait bien. Il n’y avait même pas de place dans les bus pour aller à la mer ! Maintenant c’est la crise. »
Financièrement, le Daguestan dépend à 80 % de Moscou. La guerre en Tchétchénie a causé beaucoup de tort à cette république de 2,3 millions d’habitants, en coupant ses voies de communication. Mais en aucun cas, pour Abdulaïev, la crise ne peut servir d’absolution pour les jeunes Daguestanais qui ont rejoint les rangs wahhabites. Ces jeunes recrues percevraient entre 40 et 60 dollars par jour, avec une prime pour chaque soldat russe tué. Les autorités russes grossissent volontiers ces chiffres, sans doute pour suggérer que les hommes de Bassaïev et Khattab sont soutenus par des puissances étrangères fortunées. On évoque l’Arabie Saoudite, mais aussi des pays européens.
« Il n’y aura pas de deuxième Tchétchénie, martèle Abdulaïev. Le peuple ne laissera jamais le Daguestan se séparer de la Russie. Si on me donnait des armes, j’irai moi-même tuer ces bandits. Il faut tous les exterminer ! Et puis ils n’ont aucun soutien populaire. » Esli, une serveuse, tempère soudain les propos de son patron : « Mon voisin, qui a 17 ans, vient justement de rejoindre les wahhabites. Sûrement pour l’argent. »
Il est très difficile de mesurer l’influence wahhabite dans la capitale. Tous les habitants interrogés ont dénoncé sans ambiguïté les opérations des « bandits ». Pourtant, à la faveur de la crise économique, leur prosélytisme de bazar est efficace auprès de certains jeunes hommes sans emplois ni repères.
Des « bandits »
La réalité religieuse au Daguestan apparaît fort complexe par sa diversité géographique et l’imbrication de différentes ethnies. D’un côté, à Makhatchkala, on aime à se saluer ironiquement avec l’exclamation Allah aqbar ! (Dieu est grand), que lancent d’habitude les wahhabites au moment de tirer sur une cible russe. Mais d’autre part, au Daguestan même, à l’ouest, vers la Tchétchénie, deux petits villages vivent totalement selon la charia, la loi islamique.
L’armée russe se dit forte. La mobilisation des troupes est évidente. On annonce une victoire d’ici à deux semaines. Pourtant l’optimisme de façade s’effrite lorsqu’on observe l’incroyable guerre de désinformation à laquelle se livrent les deux camps. Du côté wahhabite, une choura daguestanaise sortie de nulle part proclame la création d’une république islamique. Du côté russe, les différents organes de pouvoir se contredisent.
Samedi, la télévision d’État locale annonçait que deux villages étaient à présent sous contrôle russe. Un peu plus tard, le ministère de l’Intérieur affirmait que les combats se poursuivaient. Impossible de rencontrer de hauts gradés. Impossible de savoir ce qui se passe derrière les communiqués officiels.
Le plus grand mystère entoure le nombre exact de soldats russes présents dans la région. Réponse en choeur de tous les militaires : « Suffisamment ». On insiste auprès d’un jeune homme travaillant au QG du ministère de l’Intérieur. « Personne ne nous dira rien sur les troupes. Pour vous, cette guerre est un sujet ; pour nous, ce sont des vies humaines. »
Cibles faciles
Impossible de savoir combien de soldats russes ont été tués. On parle de 14 morts et 40 blessés, contre 200 et 300 du côté wahhabite. Les islamistes annoncent des pertes de 145 parmi les Russes.
Une longue file de véhicules blindés apparaît soudain en contrebas. Derrière, les montagnes et Makhatchkala, à une quinzaine de kilomètres. Devant, une longue route en terrain plat et, à 200 km, le front. Le front ou plutôt les montagnes, où sont éparpillés les combattants depuis le 7 août dernier.
Cette colonne qui avance dans un nuage de poussière avec ses pièces d’artillerie et ses quelques chars, ce sont les renforts. Assis ou allongés sur les carcasses métalliques, les jeunes appelés cuisent au soleil, impuissants, la kalachnikov coincée entre les jambes.
« Les soldats russes n’ont aucune préparation à la lutte en montagne, explique un journaliste passé par l’Afghanistan et la Tchétchénie. En plus, les hélicoptères constituent des cibles faciles ! » A son retour du front, un reporter russe s’est fendu d’une comparaison heureuse : « L’armée russe est comme un obèse dans un couloir étroit. » P. S.
Encadré(s) :
« Un feu qui couve depuis un siècle »
Spécialiste du Caucase qu’il étudie depuis vingt-cinq ans, Alexandre Grigoriants est l’auteur d’« Etrange Caucase », Fayard, 1978 et « La Montagne du sang, histoires, récits et coutumes des peuples du Caucase », Georg, diffusion Viro, 1998.
Alexandre GRIGORIANTS. C’est un feu qui couve depuis le XIXe siècle ! Cette révolte est la répétition des insurrections qui ont scandé l’histoire du Caucase, depuis la reddition au tsar du chef de guerre daguestanais Chamyl en 1859 jusqu’à aujourd’hui. Dès 1860, éclate une première insurrection suivie en 1877 d’une grande révolte, lors de laquelle les Caucasiens musulmans tentent de profiter de la guerre russo-turque pour se libérer du joug russe. Le fils de Chamyl, un certain Kazi Mohamed, qui a émigré en Turquie après la victoire des troupes tsaristes russes contre son père, revient prêter main forte aux montagnards insurgés. Mais la révolte est réprimée atrocement, les principaux chefs de file pendus ou déportés en Sibérie. Les montagnards arrêtent la lutte ouverte pour créer une armée de l’ombre pendant vingt ans.
La revendication historique de rupture avec la Russie transcende apparemment les frontières… Mais y a-t-il un coeur de la révolte ?
La revendication islamiste du Daguestan peut-elle mener à l’union des peuples du Caucase ?
Dans le Caucase, le facteur religieux a toujours été plus fort que le facteur ethnique. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait aujourd’hui des Tchétchènes parmi les insurgés du Daguestan. Mais en même temps, dans cette région de montagnes et de vallées encaissées, chaque imam, qui est aussi un guerrier, lutte dans sa propre vallée et y définit les règles du jeu. Les luttes d’influence sont très aiguës, les clans divisés, ce qui a toujours contribué à faire échouer les tentatives d’unification du Caucase nord.
Cela m’étonne beaucoup. La seule chose que les Wahabbis ont en commun avec les Naqshbandis, c’est le côté strict de l’islam, son extrême austérité. L. M.
Piotr SMOLAR
Le Figaro, no. 17109
lundi 16 août 1999, p. 3