La Russie va-t-elle de nouveau trébucher sur « le râteau tchétchène », en se lançant inconsidérément dans une chasse aux « bandits » qui kidnappent ses militaires en Tchétchénie ?

Hier, six jours après l’enlèvement spectaculaire en plein aéroport de Grozny du général Guennadi Chpigoun, représentant du ministère de l’Intérieur russe, le premier ministre Evgueni Primakov à peine revenu de vacances n’a pas totalement dissipé le vent guerrier qui s’était remis à souffler entre Moscou et la capitale tchétchène. « Nous n’irons pas jusqu’à provoquer de grande guerre en Tchétchénie », a-t-il déclaré, après avoir présidé une réunion exceptionnelle des principaux ministres russes en présence du speaker de la Douma et du président du Sénat.

« Après l’amère expérience des opérations militaires de grande ampleur en Tchétchénie, aucun représentant du pouvoir russe ne pourrait avoir l’idée d’engager là-bas nos officiers et nos soldats », avait déjà noté la veille le vice-chef de l’administration du président Boris Eltsine, Oleg Syssouïev.

Pourtant, le chef du gouvernement Evgueni Primakov, qui ne cacha jamais son soutien moral au « rétablissement de l’ordre constitutionnel » pendant la guerre russo-tchétchène de 1994-1996, n’a pas exclu de prendre « des mesures unilatérales », à condition qu’elles « restent dans le cadre de la loi et qu’elles soient vraiment indispensables ». Les mesures proposées par le ministère de l’Intérieur serviront de base à la politique qui va être menée pour stabiliser la situation, a-t-il ajouté, très laconique, tout en n’excluant pas une rencontre entre lui et le président Aslan Maskhadov.

Mais de quelles mesures Primakov parle-t-il exactement ? La direction russe ne court-elle pas à nouveau le risque de se laisser entraîner dans une aventure incertaine, comme elle le fit en 1994 sous l’influence de quelques généraux persuadés de pouvoir mener en Tchétchénie « une opération chirurgicale comme les Américains en Haïti » ?

Depuis vendredi soir, date à laquelle le général Chpigoun a été kidnappé dans son avion par un groupe d’inconnus en armes alors qu’il s’apprêtait à s’envoler pour Moscou, le ministre de l’Intérieur russe Sergueï Stepachine a multiplié les déclarations belliqueuses à l’adresse de la Tchétchénie, tenant la vedette des écrans de télévision en l’absence d’un président Boris Eltsine malade et d’un Primakov en congé à Sotchi. « Le seuil de tolérance de la Russie face à l’aggravation de la criminalité » en Tchétchénie a été dépassé, avertissait- il lundi, tout en précisant que « toutes les mesures, économiques et opérationnelles » seraient prises pour obtenir la libération de son « compagnon d’armes ».

La « pratique internationale »

« Si Guennadi Chpigoun n’est pas libéré dans les plus brefs délais, je me réserve le droit, en tant que ministre de l’Intérieur de proposer les mesures les plus dures pour assurer le respect de l’ordre et de la sécurité dans la région nord-caucasienne », ajoutait d’un ton guerrier le ministre, qui, au titre de patron des services spéciaux FSK (ex-FSB), fut l’un des principaux partisans de la guerre russo- tchétchène en 1994.

Parmi les mesures envisagées, Stepachine cite nommément le gel du trafic aérien et ferroviaire avec Grozny, et la limitation des fournitures d’énergie électrique (dont la Tchétchénie dépend à 60 %)… Si « de nouveaux actes terroristes viennent à se répéter », les bases où se cachent les terroristes pourraient même être détruites par des frappes portées en Tchétchénie, menace-t-il dans un communiqué publié lundi. A l’appui de sa démonstration, le ministre cite « la pratique internationale », une allusion ironique aux frappes aériennes des Américains en Irak. « Mais cette fois, nous n’utiliserons pas des gamins de 18 ans comme en 1994 », insiste-t-il.

A Grozny, ces déclarations tonitruantes ont fait l’effet d’une bombe. Les chefs militaires qui continuent de dominer la petite République séparatiste depuis la fin de la guerre ont battu rappel de leurs troupes. Le président Aslan Maskhadov lui-même, tout en s’empressant de condamner l’enlèvement du général Chpigoun et de lancer ses hommes à sa recherche, a jugé « les menaces et le chantage » de Moscou « inacceptables ».

« La Russie n’est pas l’Amérique et la Tchétchénie » n’est pas l’Irak, a renchéri hier le représentant du président tchétchène à Moscou lors d’une conférence de presse. « Si la Russie frappe notre territoire, des actes terroristes frapperont tout le territoire russe, a-t-il ajouté. Pour Boris Eltsine, ce serait l’impeachment à coup sûr. » Sans compter « l’embrasement du Caucase-nord qui se mettrait en bloc du côté tchétchène ».

Laure MANDEVILLE

Le Figaro, no. 16975
jeudi 11 mars 1999, p. 3

Leave a comment