Deux cents enlèvements cette année en Tchétchénie

Dans leurs montagnes enneigées, les peuples guerriers du Caucase se livrent à une nouvelle occupation : je te prends, tu me prends en otage. Ils ont en fait renoué avec une tradition du XIXe siècle : l’enlèvement. Dans un chassé-croisé à la fois confus et tragi-comique, les kidnappings se sont multipliés depuis dix jours en Tchétchénie et au Daghestan, faisant monter la tension à la frontière entre les deux républiques.

La nouvelle vague d’enlèvements a commencé lundi 22 décembre, avec l’attaque meurtrière d’un commando tchétchène contre une garnison de blindés russes stationnée au Daghestan. En se repliant, les combattants ont emmené avec eux sept policiers daghestanais, utilisés comme bouclier humain.

En représailles, sept journalistes tchétchènes travaillant pour des médias russes ou étrangers ont à leur tour été attrapés alors qu’ils se rendaient sur les lieux pour enquêter sur la prise d’otages. Un mystérieux groupe armé clandestin basé au Daghestan, la « Milice populaire », a revendiqué leur enlèvement.

Les visages recouverts de cagoules, quatre combattants armés de fusils- mitrailleurs ont réclamé sur une chaîne de télévision russe la libération de « la centaine de citoyens du Daghestan retenus en Tchétchénie ». Faute de quoi, ils enlèveront et « liquideront » les ravisseurs tchétchènes. Entre-temps, un responsable des douanes daghestanaises, cinq Polonais travaillant pour une organisation humanitaire ainsi qu’un homme d’affaires yougoslave ont à leur tour été kidnappés dans la région par des inconnus armés jusqu’aux dents.

Dans le Caucase, les prises d’otages semblent presque faire partie de la vie quotidienne. Les autorités de Grozny avancent le chiffre de 200 enlèvements en un an pour leur seule république. Il est vrai que les guerriers tchétchènes manient cet art avec dextérité. C’est en organisant deux des plus grandes prises d’otages au monde qu’ils ont forcé les Russes à négocier, à Boudennovsk, en juin 1995, puis à Pervomaïskoïe, en janvier 1996. La manie de kidnapper se retrouve jusque dans la sphère privée des peuples du Caucase, où les jeunes hommes jettent parfois leur dévolu sur leur future épouse en l’enlevant, de gré ou de force.

Demandes de rançons

Jusqu’à présent, l’une des motivations des ravisseurs tchétchènes qu’ils opèrent pour leur propre compte, pour celui d’une partie de leur administration ou obéissent à des « patrons » russes semblait être l’argent. Plusieurs journalistes ou humanitaires, russes ou étrangers, ont été libérés contre des rançons. Tout en étant conscientes que ces enlèvements à répétition altèrent l’image de la Tchétchénie, les autorités de Grozny n’ont pas été capables d’y mettre fin, ou n’ont pas voulu prendre le risque de sacrifier la fragile unité du peuple tchétchène.

Les combattants de la mystérieuse « Milice populaire » estiment que « certaines personnes au Daghestan et en Tchétchénie, ainsi que des représentants du parti de la guerre en Russie veulent attirer le Daghestan et la Tchétchénie dans un massacre sanglant ».

« La main de Moscou »

Comme d’habitude, les uns et les autres se renvoient la balle. Le vice- premier ministre russe en charge des Nationalités attribue les récents événements à l’aile dure du pouvoir tchétchène, hostile selon lui aux négociations avec Moscou. Les autorités indépendantistes, qui se sont démarquées de l’attaque contre le bataillon russe et certains analystes russes, y voient plutôt la « main de Moscou », et plus particulièrement celle des durs du ministre de l’Intérieur Anatoli Koulikov.

La recrudescence de la violence au Daghestan, une république déjà sujette à une violence politique et maffieuse, a en tout cas fait monter la tension à la frontière avec la Tchétchénie. Les services de sécurité russes ont placé leur département caucasien en état d’alerte. Le ministère russe en charge des nationalités réclame l’instauration d’un état d’urgence le long de la frontière. Enfin, Moscou a réitéré son « interdiction » aux étrangers de se rendre en Tchétchénie.

Boris Berezovski, l’ancien chef du Conseil de sécurité russe, se dit inquiet. « Pendant la guerre, dit-il, les Tchétchènes n’ont mené aucune action terroriste, car ils redoutaient que l’opinion publique se retourne contre eux. Ils pourraient changer d’avis. Or, le pouvoir fédéral russe est absolument incapable de résister à un terrorisme de grande envergure. Il n’a aucune réponse à cette situation de crise. » Il ajoute : « Nous devons comprendre qu’il n’y a pas de solution possible, générale, au problème du Caucase. »

Encadré(s) :

Controverse sur une visite de Eltsine

Mais ce déplacement, prévu en janvier, ne plaît pas à tout le monde. « Certains n’ont peut-être pas assez fait la guerre », estime Boris Berezovski, l’ancien chef du Conseil de sécurité russe. A Grozny, le chef de guerre Salman Radouïev a menacé d’« exécuter » le président russe. A Moscou, les représentants du « parti de la guerre », des « durs » qui n’ont pas digéré la défaite, ne cachent pas leur volonté de voir se durcir la politique russe en Tchétchénie.

La nouvelle flambée de violence au Daghestan a en tout cas déjà mis en péril le voyage caucasien de Boris Eltsine. « Il est évident que ce type d’action peut avoir une influence sur ses projets », a reconnu son porte- parole. Boris Berezovski est encore plus pessimiste : une telle visite est pour lui « absolument impossible », mais aussi « totalement inutile ».

Isabelle LASSERRE

Le Figaro, no. 16602
mardi 30 décembre 1997, p. 4

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