“La Colonne Chamanov”, ou les images tournées au jour le jour par un soldat russe engagé dans la guerre en Tchétchénie. Un document exceptionnel.

FUSIL d’assaut Kalachnikov en bandoulière d’un côté et caméra vidéo-amateur 8 mm de l’autre, un soldat russe, Konstantin Kamroukov, a filmé pendant près de six mois, de février à juillet 1996, son séjour en Tchétchénie, ses camarades, sa colonne de blindés errant au gré de la guerre qui a ravagé cette petite République sécessioniste du sud de la Russie. Le montage de ces plans crus, tournés au jour le jour, entrecoupés d’interviews du soldat Konstantin, c’est La Colonne Chamanov.

Il n’y a pas grand-chose à dire sur les images que le soldat Konstantin a ramené de son séjour en Tchétchénie. Mais beaucoup plus à regarder. On y voit les soldats russes en Tchétchénie s’amuser, ivres, avec leur armes; tirer, bombarder, monter à l’assaut d’un ennemi toujours invisible et insaisissable, sauter sur des mines, mourir presque indifférents; détruire, voler, piller. On sent la vodka, la boue et le sang. Il n’y a pas de larmes, à part celles de femmes tchétchènes qui passent, fugitivement, dans un camion, près de la colonne. Tout est un peu lointain, décousu, parfois légèrement ennuyeux. Et souvent totalement absurde, comme cette guerre coloniale perdue par la Russie après vingt mois de combats (décembre 1994-août 1996) qui firent près de 50 000 morts.

Parce que Konstantin n’est pas un professionnel, ni de la caméra ni de la guerre, La Colonne Chamanov ne sera pas à la Tchétchénie ce que La Section Anderson du soldat-cinéaste Pierre Schoendoerffer fut au conflit d’Indochine. Mais en montrant cette guerre de l’intérieur, du côté russe, dans toute sa banalité, ce reportage est un document exceptionnel. Car contrairement aux combattants indépendantistes tchétchènes, les autorités russes ont très rarement autorisé la presse à suivre leurs “opérations de rétablissement de l’ordre constitutionnel” qui tournèrent généralement à la boucherie désordonnée. Même si la présentation du film met sur le même plan la guerre de Tchétchénie et d’autres conflits en cours, le soldat Konstantin a lui saisi et restitué toute la spécifité “post-soviétique” des “opérations” russes dans le Caucase : à la fois méticuleusement bureaucratiques et criminellement désorganisées. En réussissant à filmer pendant plusieurs mois, sans que personne ne s’en inquiète, la vie quotidienne d’une unité russe engagée dans cette sale guerre, le soldat Konstantin a démontré le caractère complètement incontrôlé des unités russes. En apparaisant à l’écran, il prend cependant le risque de subir, aujourd’hui encore, des représailles des “fauteurs de guerre” toujours au pouvoir à Moscou, notamment du général Anatoli Koulikov, l’ex- commandant en chef des forces russes en Tchétchénie promu au puissant poste de ministre de l’intérieur par le premier responsable du conflit : le président russe Boris Eltsine.

On peut donc regretter que ce documentaire courageux, ainsi que d’autres films sur la guerre de Tchétchénie récemment diffusés, n’apparaissent sur les chaînes françaises que tardivement, plus d’un an après la fin d’une guerre sanglante qui fit trembler sur ses fragiles bases la “nouvelle Russie”. Comme si les remords qui semblent hanter le soldat Konstantin étaient aussi un peu les nôtres.

Note(s) : TELEVISION LA 25EME HEURE; LA COLONNE CHAMANOV, KAMROUKOV KONSTANTIN

NAUDET JEAN BAPTISTE

Le Monde
lundi 8 décembre 1997, p. 7

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