LE KREMLIN a signé ces derniers mois avec la Tchétchénie une série d’accords qui, sans reconnaître formellement son indépendance, la placent hors du cadre fédéral russe. Or, la ” catastrophe ” annoncée dans ce cas de figure, c’est-à-dire un effet domino destructeur pour la Fédération de Russie, n’est pas au rendez-vous. Chacun semble donc admettre maintenant que rien ne justifiait la guerre menée par la Russie dans cette minuscule portion de ” son ” territoire. Etendu sur onze fuseaux horaires, il offre lui-même suffisamment de défis au pouvoir central, avec ses gouverneurs régionaux désormais élus et d’autant moins soucieux d’obéir à Moscou qu’ils n’en reçoivent plus que des subventions minimes.

LE KREMLIN a signé ces derniers mois avec la Tchétchénie une série d’accords qui, sans reconnaître formellement son indépendance, la placent hors du cadre fédéral russe. Or, la ” catastrophe ” annoncée dans ce cas de figure, c’est-à-dire un effet domino destructeur pour la Fédération de Russie, n’est pas au rendez-vous. Chacun semble donc admettre maintenant que rien ne justifiait la guerre menée par la Russie dans cette minuscule portion de ” son ” territoire. Etendu sur onze fuseaux horaires, il offre lui-même suffisamment de défis au pouvoir central, avec ses gouverneurs régionaux désormais élus et d’autant moins soucieux d’obéir à Moscou qu’ils n’en reçoivent plus que des subventions minimes.

Ce large degré d’autonomie régionale, plus marquée encore dans les Républiques des ethnies minoritaires de la Fédération telles le Tatarstan, a émoussé les passions séparatistes. Les difficultés économiques aidant, aucune d’elles ne songe aujourd’hui à affirmer son ” indépendance ” comme la Tchétchénie. Même cette dernière négocie des compromis, sachant que c’est le prix à payer pour relever ses ruines et éviter de sombrer dans une criminalité (prises d’otages) engendrée par le chômage forcé de plus de 70 % de la population et exploitée par diverses forces extérieures, y compris russes. Si certains au Kremlin ont compris qu’il est à la fois dangereux et impossible d’isoler à sa porte un peuple sans ressources mais toujours en armes, la classe dirigeante russe, avec ses médias, n’en est pas là : elle n’a pas surmonté son hostilité envers les Tchétchènes et ne se sent liée par aucun devoir de réparation. D’autant moins que le sujet ne semble jamais évoqué par ses partenaires étrangers alors qu’une grande partie de cette élite, entretenue dans ses frustrations par les projets d’extension de l’OTAN et les ambitions des grands pétroliers occidentaux, appelle toujours à mener une politique plus ” ferme ” dans les vastes zones périphériques de la Russie où vivent des populations russes et non-russes aux aspirations contrastées.

Depuis quelques mois pourtant, une stratégie contraire se dessine sous l’impulsion du Conseil de sécurité russe et, notamment, de son vice- président, Boris Berezovski. Au lieu d’une pression directe, assortie de manoeuvres de déstabilisation des nouveaux régimes nationalistes voisins, M. Berezovski veut tenter de projeter la puissance russe à l’extérieur de ses frontières en termes ” modernes “, c’est-à-dire autres que militaires. Ce baron des finances, des médias et du pétrole en a les moyens, matériels et intellectuels. Il vient d’être classé en tête des ” entrepreneurs ” les plus riches de Russie par le magazine américain Forbes, qui semble ainsi ne plus le soupçonner d’avoir été le ” père des parrains russes “, comme il l’écrivait il y a un an.

Proche de la famille de Boris Eltsine, qui fut réélu en partie grâce à lui, M. Berezovski a multiplié les navettes entre Moscou et Grozny (Tchétchénie), Tbilissi (Géorgie), Bakou (Azerbaïdjan), Alma-Ata (Kazakhstan), Erevan (Arménie), Soukhoumi (Abkhazie). C’est-à-dire sur le chemin, semé de conflits, des divers tracés d’oléoducs prévus pour exporter le pétrole enfoui sous la mer Caspienne et les déserts d’Asie centrale, dont le contrôle devient l’enjeu principal de cette partie du monde. Pour que la Russie n’en soit pas exclue, et ses grands ” entrepreneurs ” avec elle, elle doit tenter d’établir des relations de confiance avec ses voisins. La tâche n’est pas nécessairement désespérée : pour ne pas retomber dans une dépendance vis-à-vis, cette fois, de l’Occident, les Etats de Transcaucasie et d’Asie centrale sont intéressés à renouer au moins partiellement avec leur ancien ” colonisateur “, qui présente l’avantage d’être à la fois culturellement familier et politiquement très affaibli.

La tâche la plus urgente pour Moscou fut de lancer une normalisation de ses relations avec Grozny, en profitant d’un intérêt commun pressant : remettre en marche l’oléoduc reliant les bords azerbaïdjanais de la Caspienne au port russe de Novorossisk sur la mer Noire, qui traverse la Tchétchénie. C’est par lui que doivent transiter, théoriquement dès octobre, les premiers flux des nouveaux gisements off-shore exploités par le consortium de la Caspienne dominé par les anglo- américains. Avant de s’engager à protéger son tronçon de 150 kilomètres, le président tchétchène, Aslan Maskhadov, a obtenu plusieurs concessions de Moscou, à l’issue de deux mois de négociations ardues menées par Boris Berezovski.

La Tchétchénie reste ” provisoirement ” dans la zone rouble, mais la banque centrale russe ne contrôlera pas la banque centrale tchétchène. Elle lui ouvrira simplement un compte de correspondant, sur le modèle des rapports existants entre Panama et les Etats-Unis, ont estimé des commentateurs russes. Un accord douanier laisse la Tchétchénie fixer elle-même ses tarifs et l’aéroport de Grozny devra être ouvert aux vols internationaux, même si les douanes doivent y être ” communes “. Des accords entre services secrets et divers ministères ont suivi, permettant la signature, le 12 juillet à Bakou, d’un accord ” tripartite ” entre sociétés pétrolières russe, tchétchène et azerbaïdjanaise pour le transit du brut.

L'” ÉTAT ” TCHÉTCHÈNE

Grozny affecte d’y voir un début de reconnaissance internationale de son indépendance, Moscou le nie et Bakou navigue entre les deux : l’Azerbaïdjan est en effet déchiré entre une inévitable solidarité caucasienne, islamique et ” antirusse ” d’une part, et son refus théorique du ” séparatisme “, imposé par la lutte qu’il mène sans succès depuis neuf ans contre celui des Arméniens du Haut- Karabakh, soutenus par Moscou.

Les accords signés par la Tchétchénie en font un ” Etat ” doté d’une souveraineté de fait supérieure non seulement à celle des autres ” sujets ” de la Fédération russe, mais aussi à celle de certaines Républiques de l’ex- URSS, membres de l’ONU et de la Communauté des Etats indépendants (CEI). L’armée et les gardes- frontières russes, absents de Tchétchénie, se maintiennent en effet dans plusieurs de ces Etats d’Asie centrale et de Transcaucasie. En Arménie, leur présence est unanimement désirée, mais, en Géorgie, une partie de la population s’y oppose. A l’instar de l’Azerbaïdjan, la Géorgie n’admet pas le soutien apporté par Moscou à ses séparatistes ” prorusses ” ici, les Abkhazes.

Boris Berezovski, chargé là encore des négociations pétrolières, rencontrera sans doute les plus fortes résistances, non pas chez les Caucasiens, mais chez ceux de son camp qui restent imperméables à sa stratégie post-coloniale au goût de pétrole enrobé de consensus.

SHIHAB SOPHIE

Le Monde
jeudi 4 septembre 1997, p. 1

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