Pour la paix, s’il y en a une, cette élection est une chance. Car Maskhadov n’est pas un extrémiste sur le plan politique, et, surtout, il n’est pas islamiste. Il correspond en cela à la majorité des Tchétchènes. Ces derniers ne souhaitaient pas la guerre, ils s’y sont résolus une fois que le processus était enclenché, car ils n’avaient plus le choix : c’était triompher ou mourir. Ils veulent aujourd’hui préserver des chances de paix, d’arrangement éventuellement avec la Russie.
” Les Tchétchènes refusent l’islam en tant que système politique ou idéologique. Leur rapport à l’islam est assez flou et pas du tout uniforme. S’il existe en Tchétchénie quelques islamistes, c’est parce que la guerre a poussé les gens à s’identifier à l’islam. C’était déjà le cas il y a cent cinquante ans, lorsque l’invasion russe a provoqué une résurgence de l’islam dans la région.
” Le processus de paix en Tchétchénie dépend néanmoins de ce qui se passera à Moscou, du jeu entre les différentes tendances, celle pour la paix et celle pour la guerre. La défaite de l’armée russe est certainement due au don particulier des Tchétchènes, à leur opiniâtreté, mais elle a aussi révélé le délabrement du régime et de l’Etat russes.
Un chef tchétchène rebelle, Salman Radouïev, n’a pas reconnu le résultat des élections dans la République, et menace de préparer de nouvelles opérations terroristes contre la Russie. Quels sont les risques de division chez les Tchétchènes ?
Il y a effectivement risque de fracture et de tensions violentes. Les affrontements politiques vifs en Tchétchénie se traduisent toujours de la même manière : on sort les armes. Des ferments d’affrontements politiques, sous forme violente, sont possibles. Il ne faut pas oublier que, au moment où la Russie a envahi la Tchétchénie, le président Djokhar Doudaev et son opposition étaient en train de se battre avec des tanks et des roquettes. Cependant, si les Russes commettent maintenant “l’erreur” d’être agressifs vis-à-vis des Tchétchènes, ces derniers se ressouderont.
Moscou continue de dire que la Tchétchénie doit faire partie intégrante de la Fédération de Russie. Les Tchétchènes maintiennent leur revendication d’indépendance. Un compromis est-il possible ?
Telles que les choses ont été formulées récemment, il n’y a aucun compromis possible. Le jour même des élections, chaque partie a dit le contraire de l’autre. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne négocieront pas. Mais les positions sont tout de même irréductibles. L’un des paradoxes de cette guerre à été de voir les Russes prétendre : “Les Tchètchènes sont nos citoyens”, puis commencer à les détruire systématiquement. Pour les Tchétchènes, l’indépendance n’est pas seulement une revendication traditionnelle : elle est, d’une certaine façon, une question de survie. Les Russes, de leur côté, savent que, s’ils “lâchent” la Tchétchénie, ils risquent par la suite de “lâcher” le Caucase. Si les Russes reconnaissent l’indépendance de la Tchétchénie, les autres petites Républiques Caucase du Nord, du Daghestan à l’Abkhazie, pourront se dire : “Mais pourquoi pas nous ?” Une série de foyers de guerre pourraient alors apparaître, et reproduire une situation qui était celle du XIXe siècle, lorsque les Russes ont dû utiliser toute l’armée du tsar pendant trente-cinq ans pour venir à bout de la rébellion. La Russie n’a, aujourd’hui, plus les moyens de faire cela, ni les moyens d’Etat, ni les moyens militaires, ni l’autorité ou la confiance pour lancer une armée entière dans le Caucase.
L’indépendance de la Tchétchénie annonce-t-elle un “morcellement” de la Fédération de Russie ?
C’est tout à fait possible. Pour les peuples Caucase du Nord, l’idée d’indépendance comme solution à leurs problèmes n’est, pour l’instant, pas d’actualité, mais elle risque de s’imposer. Les Cosaques, qui sont dans le Caucase depuis cent cinquante ans, et forment une communauté très active, pourraient notamment créer des tensions. Les Cosaques sont slaves, mais de culture presque caucasienne, on le voit à leurs costumes. Ils veulent défendre la Russie, l’orthodoxie, et constituent un ferment de guerre civile à l’intérieure de chacune des petites Républiques Caucase du Nord, en Tchétchénie par exemple.
L’enjeu du transit du pétrole de la mer Caspienne a-t-il été un facteur décisif dans le déclenchement de la guerre de Tchétchénie ?
La question du transit du pétrole est très importante, par ses conséquences géopolitiques. Il s’agit d’une rivalité entre deux anciens grands empires : la Turquie et la Russie, qui poussent chacun pour que le pétrole de la mer Caspienne, dont les réserves sont considérables, passe par leurs territoires respectifs. La Russie voulait s’assurer que le pétrole transite par le Caucase du Nord vers le port de Novorossisk sur la mer Noire. Cela a été l’une des raisons de la guerre. Mais il y avait aussi, chez les Russes, un besoin de montrer que leur Etat et leur armée pouvaient imposer leur volonté à tout moment. Ils se sont trompés complètement.
Quelles leçons peut-on tirer du conflit tchétchène sur l’évolution possible du régime russe ?
Tout cela a montré que, face aux non- Russes, l’Etat russe n’était pas capable de régler les problèmes, ni par la paix ni par la guerre. La Russie a perdu une certaine crédibilité, ce qui est grave pour ce pays dont l’histoire et la conscience de soi reposent sur l’idée qu’ils sont un empire, quelque chose de puissant. Il faut prendre en compte la mentalité des Russes, ce qu’ils pensent, comment ils raisonnent. En Russie, ceux qui étaient contre la guerre étaient en même temps contre l’indépendance tchétchène. Même les plus anti- guerre considéraient que la Tchétchénie faisait partie de la Russie. Pour beaucoup de Russes, même les intellectuels libéraux, cette guerre a été le résultat d’une agression tchétchène contre la Russie.
La défaite militaire russe en Tchétchénie signifie-t-elle une perte d’influence de l’armée en Russie ?
Je ne le pense pas. L’armée russe, même si elle est en difficulté pour toutes sortes de raisons, reste un des éléments solides, stables, essentiels, du pays. Toute une partie de l’opinion russe, avec sa peur ancrée de l’islam, pense que l’armée doit réagir et montrer que les Russes sont toujours les Russes. C’est une idée centrale, qui correspond à quelque chose de profond chez le Russe moyen. On peut très bien imaginer, pour la succession de Boris Eltsine, une équipe dirigeante ou un gouvernement fortement influencé, voire imposé, par l’armée. La gauche libérale russe a, après tout, son général : le général Lebed, que des détachements entiers de l’armée sont certainement prêts à soutenir.
Moscou se réserve le droit de protéger les minorités russes (25 millions de personnes) vivant dans les Républiques indépendantes. Est-ce là un élément déterminant dans les relations entre l’ancien “centre” et les nouveaux Etats ?
C’est certain. Cet argument est très souvent employé, il est ancré dans la conscience des Russes et il le sera de plus en plus. C’est un des leviers pour impulser des actions, soit violentes soit dures, vis-à-vis des Républiques un peu trop turbulentes. Au Kazakhstan, la minorité russe est presque majoritaire. Les Russes perçoivent ces minorités comme des “pieds-noirs” de l’ex-URSS, comme des gens qu’ils ne peuvent pas abandonner. Les Russes pensent d’ailleurs qu’ils ont civilisé les peuples non russes du pourtour, qui étaient à leurs yeux des sauvages, et que ces derniers ont donc une dette envers eux, qu’ils sont ingrats.
Moscou parle d’approfondir l’intégration entre les Républiques ex- soviétiques au sein de la Communauté des Etats indépendants (CEI) pour créer une nouvelle version de l’URSS ?
C’est la tendance d’une grande partie des dirigeants et de l’opinion russe : refaire l’empire, sous une forme peut- être plus civile, moins violente, non communiste, peut-être même non totalitaire. L’idée de base de la fondation de la CEI était qu’elle prenne la succession de l’URSS. Le projet d’union entre la Russie et la Biélorussie, s’il se fait, permettra de voir où les Russes veulent en venir.
Environ 30 000 soldats russes sont stationnés au Tadjikistan. Quel parallèle peut-on établir entre cette zone de conflit et la Tchétchénie ?
Les Russes, et certains de leurs dirigeants, établissent un parallèle. Ils considèrent que ces deux cas sont des agressions. La Tchétchénie est une agression interne car le Caucase est pour les Russes exactement comme la taïga ou la Sibérie, c’est-à-dire une partie de la Russie alors que le conflit au Tadjikistan relève, lui, d’une agression extérieure. Le conflit tadjik est perçu comme une violation de l’intégrité territoriale russe, ou ex- soviétique. Les combattants islamiques au Tadjikistan viennent de l’extérieur [de l’Afghanistan, NDLR]. Si la Russie dégarnit cette zone en retirant ses troupes, elle abandonne les pays d’Asie centrale à cette influence extérieure. Or l’une des terreurs de la Russie est l’islamisation, à l’afghane, de cette région. Je doute fort que la Russie se désengage du Tadjikistan, comme elle l’a fait, apparemment, en Tchétchénie.
Une Russie sujette aux nostalgies impériales peut-elle être démocratique ?
On peut prendre la question à l’envers. Les représentants de la périphérie, des Républiques non russes, disent : “Notre liberté et notre autonomie ne seront vraiment garanties que lorsque la Russie sera authentiquement démocratique.” Si la Russie est démocratique, il n’y a plus de notion d’empire. Or cette notion reste agissante : rien ne laisse entrevoir sa disparition prochaine, ce qui exclut la vraie démocratie.”
NOUGAYREDE NATALIE
Le Monde
mardi 4 février 1997, p. 16