Meurtris par la guerre, les appelés revenus du front sont délaissés par l’Etat russe.

Moscou, de notre correspondante – Iouri Taraniets est “dans le marketing” et dit que “ça lui fait du bien”: “Je dois communiquer avec les autres, paraître toujours de bonne humeur, et je ne pense plus à rien, qu’à vendre.” A 18 ans, en juillet 1995, Iouri a été envoyé en Tchétchénie. Onze mois de guerre à dormir le jour dans les tranchées, à échanger la nuit des tirs avec l’ennemi, à voir les chefs voler dans les stocks alimentaires et à ne manger souvent que de la bouillie de sarrasin, onze mois à attendre la permission promise par le commandant et qui ne viendra pas. Aujourd’hui, Iouri, un visage encore enfantin barré d’une petite moustache brune, passe ses journées à démarcher dans Moscou: il vend des services de couteaux.

Guerre impopulaire. Comme lui, à côté des soldats de métier, des dizaines de milliers de jeunes appelés ont été envoyés se battre en Tchétchénie, souvent sans préparation ou après un stage d’un mois de formation au combat.

Avec le retrait des troupes russes (lire ci-contre), entamé au lendemain de l’accord de paix du 31 août qui a mis fin à vingt-deux mois de conflit, tous sont rentrés chez eux, lourds de leur expérience, vieillis prématurément pour avoir vécu cette “sale guerre”. Mais à la différence des vétérans d’Afghanistan qui ont bénéficié de nombreux privilèges à leur retour, les anciens de Tchétchénie n’ont rien eu: l’Etat n’a pas d’argent et cette guerre n’a jamais été populaire. Pour ces raisons, les spécialistes s’accordent à dire que le traumatisme subi par les combattants de Tchétchénie – communément appelé le “syndrome tchétchène” – est particulièrement douloureux et lourd à assumer.

Muni de son livret militaire qui porte mention de sa participation à “la restauration de l’ordre constitutionnel en Tchétchénie”, Iouri est allé au bureau de recrutement militaire de son quartier demander à quoi cela lui donnait droit. A rien, lui a-t-on répondu, car ses activités militaires se déroulaient sur le sol de la Russie. Iouri est allé dans d’autres bureaux. En vain. Alors il a compris qu’il lui fallait se débrouiller seul. Pour retrouver un travail et assumer son mal de vivre. Il y a quelques jours encore, il a rêvé qu’il était renvoyé en Tchétchénie: “C’était l’été; après je ne me souviens plus.” Mais il assure que ce cauchemar était moins terrible que ceux des premières semaines.

Vendeur de couteaux. Aujourd’hui Iouri se dit “en convalescence”. Il arrive de nouveau à parler avec ses amis d'”avant” – d’avant la guerre -, mais aime toujours se retrouver avec ses camarades de tranchée. Alors que les trois-quatre premiers mois, il était incapable de suivre les cours du soir à l’Institut de la construction, il peut de nouveau se concentrer. Mais il y a toujours un sujet qu’il ne supporte pas: parler de ses copains tombés là- bas. “ça, je ne peux pas”, dit-il d’une voix atone. Puis il se lève d’un coup et propose, tel un gosse, de montrer ses talents de vendeur: “Je marche comme ça, d’un pas décidé, je parle vite et beaucoup, je souris tout le temps.” S’il n’accomplit pas la norme – vingt services de couteaux vendus par jour -, il repart en formation.

D’après une étude menée par le département de psychologie de l’université de Moscou, quelque 60% des anciens de Tchétchénie affirment être rentrés transformés, et quelque 25% avouent des symptômes plus graves, qui ressortent du “post traumatic stress desorder” (PTSD, nom donné par les Américains au syndrome des anciens du Vietnam). D’autres chercheurs retiennent le chiffre de 15 à 20% de vétérans de Tchétchénie souffrant du PTSD, le même pourcentage que pour les anciens du Vietnam.

Certains, comme le professeur Vasili Vakhov, chef du département des problèmes psychiques au ministère de l’Intérieur, refusent carrément de parler de syndrome tchétchène: “Il n’y a pas de syndrome tchétchène. Tous ceux qui ont connu des situations extrêmes souffrent du même syndrome: les anciens de Tchétchénie comme ceux qui ont vécu le tremblement de terre d’Arménie ou la catastrophe de Tchernobyl.”

Tous s’accordent toutefois sur les manifestations de ce syndrome. La plupart du temps, la personne se sent incomprise, isolée du reste du monde; elle est passive, jusqu’à la prostration dans les cas les plus sérieux, et ressasse des idées noires. Plus rare, le syndrome peut se manifester à l’inverse par une hyperactivité, une excitation de tous les instants qui ne mène à rien. Il peut aussi être à l’origine de comportements criminels. “Les vétérans ont pris l’habitude de côtoyer la mort, d’avoir une vie risquée, souligne la psychologue Marina Borisova; c’est pourquoi on les retrouve souvent dans les structures criminelles et mafieuses, parmi les gardes du corps privés et aussi dans la police.”

Beaucoup soulignent la spécificité du “syndrome tchétchène”. “C’est plus dur pour eux que pour les afghantsi” (les anciens d’Afghanistan), poursuit la psychologue, “car la guerre d’Afghanistan avait des motivations idéologiques – le “devoir internationaliste” – et les gens l’acceptaient. Le conflit tchétchène n’a pas eu de telles justifications, et pour beaucoup, il n’avait même aucun sens.”

“C’est plus facile de combattre des gens qui ne vous ressemblent en rien comme les Afghans”, souligne de son côté Serguei Enikolopov, chef du département de psychosociologie à l’Académie des sciences, “alors que les Tchétchènes ne sont guère différents des habitants du sud de la Russie.”

Psychologie “nuisible”. Tous les chercheurs reconnaissent le manque de structures adaptées et de spécialistes. En 1936, Staline avait déclaré la psychologie “nuisible” et, jusqu’à peu, deux universités seulement – celles de Moscou et de Saint-Pétersbourg – comptaient un département de psychologie. Encore aujourd’hui, un seul laboratoire fait le diagnostic du PTSD. Hormis les structures des ministères de l’Intérieur et de la Défense, les anciens de Tchétchénie ne disposent d’aucun centre de réhabilitation, alors que les afghantsi ont des sanatoriums. Pour une aide thérapeutique, ils doivent aller dans le privé ou dans les quelques centres de recherches qui traitent aussi les malades. Le ministre des Nationalités prépare un programme social pour eux, mais les fonds manquent pour le mettre en oeuvre.

Face à cet abandon, Iouri, qui vient de fêter ses 20 ans, n’est même pas révolté. “Au début je n’arrivais pas à entrer dans la vie, dit il, Moscou, la civilisation, tout me choquait; j’étais devenu un sauvage.” Mais, ajoute le vieux-jeune homme, “le temps me soulage, le travail me guérit”.

SOULE Véronique

Libération
MONDE, lundi 6 janvier 1997, p. 8

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