De la Biélorussie au Caucase, Moscou peine à établir des relations politiques et économiques équilibrées avec ses anciens satellites regroupés, aujourd’hui, au sein de la Communauté des Etats indépendants.

MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANTE – CEI Boris Eltsine a signé, samedi 23 novembre, un décret ordonnant le retrait complet des troupes russes de Tchétchénie. LE PREMIER MINISTRE russe devait rencontrer le même jour, à Moscou, le chef du gouvernement rebelle tchétchène, Aslan Maskhadov. Les deux hommes pourraient signer un accord réglant les relations bilatérales jusqu’aux élections prévues en janvier dans la république caucasienne. LE COMPROMIS ANNONCÉ avec l’opposition biélorusse a été dénoncé par le pouvoir Moscou était intervenu directement dans la crise politique en Biélorussie pour mettre fin au conflit entre le président Loukachenko et son Parlement; le référendum du 24 novembre, portant notamment sur une extension des pouvoirs présidentiels aura donc un caractère “obligatoire” et non plus “consultatif”. Par ailleurs, le statut de Sébastopol est toujours sujet de conflit entre la Russie et l’Ukraine.

Grande puissance diminuée et assistée, la Russie n’en finit pas d’hésiter entre deux méthodes, deux styles, pour tenter de préserver ses positions dans ses anciennes possessions. Samedi 23 novembre, c’est clairement la voie nouvelle qui s’est manifestée : un décret présidentiel a ordonné le retrait complet des troupes russes de Tchétchénie. Balayant ainsi d’un trait de plume tous les arguments exposés à longueur de pages dans les médias depuis les accords de paix signés en septembre en faveur du maintien de deux brigades dans cette République redevenue de fait indépendante. Moscou n’estime donc plus que ce maintien est indispensable “pour préserver l’intégrité territoriale” russe ou pour “empêcher les Tchétchènes de s’entredéchirer”.

En réalité, Moscou savait que ces deux brigades pouvaient être attaquées et mises à mal à tout moment. Sans doute le Kremlin a-t-il également compris qu’il a intérêt à laisser se dérouler les élections prévues par les Tchétchènes, le 27 janvier 1997, à condition, disaient les rebelles, “que toutes les troupes russes soient retirées avant cette date”. Sans ces élections, aucune stabilité ni remise en route économique n’est en effet envisageable en Tchétchénie, ce qui représente pour la Russie un danger potentiel plus réel que la victoire électorale probable des indépendantistes.

Une telle sagesse avait manqué la veille au Kremlin. Pour célébrer la rentrée de Boris Eltsine, qui quittait l’hôpital pour sa maison de repos de Barvikha, c’est le vieux style “impérial”, franc et massif, qui a été avancé. “En tant que président de la Russie, je ne pouvais pas admettre que la société biélorusse se divise”, déclarait à la télévision le chef de l’Etat russe, en revendiquant le mérite d’avoir imposé un compromis aux pouvoirs exécutif et législatif de la Biélorussie voisine. Une “grande victoire” russe, ajoutait-il. Tout événement tant soit peu positif pour la Russie comme une médiation réussie chez un voisin sera désormais attribué, légitimement, aux efforts du président pour faire oublier ses cinq mois d’absence politique. Mais, en l’occurrence, l’annonce de la “victoire” était prématurée, puisqu’on apprenait, samedi, que l’accord était contesté. Le “mérite” russe en devenait donc très relatif.

PRIORITÉS GÉOPOLITIQUES

Parmi les douze voisins de la Russie membres de la CEI, la Biélorussie (10 millions d’habitants) est en effet un cas extrême, le seul dont le président fut plébiscité pour son projet d’union avec la Russie (150 millions d’habitants). Il existe certes un courant nationaliste dans les milieux les plus dynamiques de la Biélorussie, et c’est pour ménager ce courant que le premier ministre russe, Viktor Tchernomyrdine, qui a présidé à la signature de l’accord, a souligné que le mérite en revenait aux Biélorusses eux-mêmes, contredisant ainsi M. Eltsine. Ce nationalisme reste toutefois perçu à Moscou comme très minoritaire, et le tact déployé par le gouvernement est jugé superflu dans l’entourage du président. Car ces deux branches du pouvoir russe, déchiré en clans rivaux malgré le début d’une certaine mise en ordre, n’ont pas les mêmes priorités. Pour l’administration du président, chargée de rehausser son image, elles sont géopolitiques : on veut faire oublier que Boris Eltsine a désintégré l’URSS et on s’oppose à l’élargissement de l’OTAN. Cette administration est donc prête à soutenir le “dictateur” Loukachenko, quel qu’en soit le prix économique et politique à plus long terme. Alors que la deuxième branche M. Tchernomyrdine et les “barons de l’énergie” qui le soutiennent déplore toujours le marché conclu en janvier avec Minsk, quand 1,27 milliard de dollars de dettes pour le gaz russe ont été effacées en échange d’offres biélorusses moins immédiatement palpables, comme l’union militaire entre les deux pays.

Plus généralement, en Biélorussie comme dans d’autres pays de la CEI moins enclins à regretter l’URSS, ce sont surtout les retraités, kolkhoziens et autres laissés-pour-compte, qui regardent vers Moscou avec nostalgie. Leurs demandes d’intégration avec la Russie sont surtout des demandes de subventions, pour des usines sans marchés mais avec beaucoup d’ouvriers et de retraités. Ou des demandes de protection militaire, comme en Arménie et au Tadjikistan, où l’armée russe soutient un régime discrédité et entretient une guere oubliée de tous, mais qui apporte son lot régulier de morts.

Tout cela est peu attractif pour le gouvernement russe, désargenté, dont les ardeurs “impériales” sont depuis longtemps émoussées. Au profit cependant d’un “néo-impérialisme” économique, dont le nouveau visage est offert par le surprenant Boris Berezovski, l’homme d’affaires nommé adjoint du nouveau secrétaire du Conseil de sécurité russe.

LA MARQUE BEREZOVSKI

C’est lui qui est directement en charge de la Tchétchénie depuis le renvoi d’Alexandre Lebed. La décision d’en retirer les dernières troupes porte sa marque. Car M. Berezovski est, par excellence, “homme de compromis”, celui qui a su être le meilleur ami des favoris successifs du Kremlin, pour le plus grand profit de ses propres affaires.

Il affirme qu’il saura “faire venir le capital privé” pour reconstruire la Tchétchénie. Mais personne n’est dupe : ce qui attire M. Berezovski vers le Caucase, c’est l’odeur du pétrole de la Caspienne, où vont s’investir des milliards de dollars étrangers. L’an prochain, l’exportation des premières exploitations doit passer par la Tchétchénie. L’an prochain aussi doit être défini le tracé des oléoducs pour exporter le gros de la future production azérie, kazakhe et turkmène. Par la Russie ou par la Turquie (via la Géorgie), par l’Iran (éventuellement via l’Arménie), ou par l’Afghanistan. C’est là que se prendront des décisions stratégiques. M. Berezovski a décidé de s’en occuper. “Dans le Caucase tout est lié”, a-t-il dit en entamant des navettes entre la Tchétchénie, la Géorgie, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, où il a longuement parlé aux chefs d’Etat. Sans faire aucune déclaration publique, sauf pour déplorer l’ “approche dépassée” de la Russie dans ses anciennes colonies.

SHIHAB SOPHIE

Le Monde
lundi 25 novembre 1996, p. 2

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