Le général russe revient sur la Tchétchénie, les intrigues du Kremlin et son récent limogeage.

Alexandre Lebed tel qu’il se voit que dites-vous aujourd’hui des accusations de coup d’Etat (à l’origine du limogeage le 17 octobre de Lebed de son poste de secrétaire de Conseil de sécurité, ndlr) lancées contre vous par le ministre de l’Intérieur, le général Koulikov?

Où sont les foules, les listes de conspirateurs saisies par le superministre de l’Intérieur? Où sont leurs quartiers généraux? Leurs caches d’armes? Où sont les Tchétchènes qui devaient envahir Moscou? Tout ça est une pure invention, une imbécillité qui a marché parce qu’il y a des gens qui étaient intéressés à ce que cela marche.

On dit que vous allez maintenant vous présenter au poste de gouverneur de Toula (où Lebed, qui y a commandé une division, est très populaire, ndlr).

Cela n’a aucun sens.

Alors à quoi allez-vous vous consacrer?

J’ai ma retraite de militaire et des restes d’économies. L’Association des Vétérans me paie en outre mes gardes du corps. Nous vivons avec ma femme et mon chien et nous n’avons pas de grands besoins…

La plupart des hommes politiques ont peur de vous, la Douma (Chambre basse du Parlement) est contre vous. Comment l’expliquer?

Il est impossible de faire de moi un intrigant. Et je n’ai jamais compté sur la Douma, qui n’a même pas accepté d’examiner mon projet de loi sur la corruption, pour me défendre. Quand la situation devient insupportable, je parle directement. Et je me rends compte que ce n’est pas correct. Habituellement, je ne suis pas quelqu’un qui se laisse porter par les émotions. Et je suis d’ailleurs convaincu que ce sont les esprits froids et calculateurs qui l’emportent.

En ce qui concerne mon éviction par le Président, cela ne me touche pas trop. Dès le début (lors de sa nomination en juin au Conseil de sécurité), je lui avais dit: “Vous vous trompez si vous croyez que je suis venu vous servir vous. Je suis venu pour servir ma patrie. Je suis comme ça.”

En Tchétchénie, vous ne regrettez rien?

Si en 1992 en Transnistrie (région de la république de Moldova où la population russophone a fait sécession), j’avais agi comme on me le disait, la XIVe armée (que commandait Lebed, ndlr) aurait été battue. Mais je leur ai donné une raclée et ensuite j’ai proposé un coup de main. Pareil avec la Tchétchénie. J’ai réfléchi au problème, puis je me suis rendu sur place et j’ai découvert une réalité qui m’a particulièrement attristé. Des postes de contrôle gardés par des soldats épuisés, dépenaillés. Non pas une armée mais des maquisards. Mon chauffeur a fait une expérience: il a donné 10 000 roubles (10 francs) aux soldats d’un poste. Et nous avons pu passer douze postes sans être arrêtés. Les volontaires ont l’air de sans-abri: ils n’ont pas reçu leur solde depuis trois ou quatre mois. Par contre, les officiers du ministère de l’Intérieur (qui a fourni l’essentiel des forces d’intervention en Tchétchénie) vivent selon le bon vieux principe: “Après avoir bu le matin, on est libre toute la journée.” Tout le monde ici crie à “la Russie une et indivisible”. Mais les soldats n’ont aucune idée de pourquoi ils sont là, et il n’y a aucun moyen de soutenir le moral des troupes.

D’après vous, qui est responsable de la chute de Grozny en août (prélude à la conclusion de l’accord de paix du 31 août et au début du retrait russe)?

Les faits: le 5 août, le premier adjoint de Koulikov avait planifié des manoeuvres dans plusieurs régions de Tchétchénie. 1 500 soldats ont alors quitté Grozny pour y participer tandis que les autres faisaient des exercices de préparation. Le 6 août à 4 heures du matin, les manoeuvres ont débuté, et à 5h30, les Tchétchènes ont attaqué. Sur les 139 routes menant à Grozny, les Russes n’en contrôlaient même pas 50.

C’est une erreur? Un crime?

Un crime prémédité dont l’auteur est Koulikov et l’exécutant son premier adjoint. Militairement, nous étions à trois contre un. On aurait dû pouvoir contrôler la situation. Mais quelqu’un de l’intérieur sabotait.

On entend dire que si la Russie lâche la Tchétchénie, d’autres républiques vont l’imiter. Qu’en pensez-vous?

Tous les leaders tchétchènes déclarent qu’il est impossible de se passer de la Russie. Mais de là à signer un document stipulant que la Tchétchénie fait partie intégrante de la Russie, cela voudrait dire pour eux qu’ils ont versé du sang pour rien. Dans l’accord de paix, nous avons reporté à cinq ans la décision finale sur le statut de la Tchétchénie. Et que se passera-t-il dans cinq ans? Cela dépend aussi de la Russie. La question est largement d’ordre économique: la Tchétchénie jusqu’à présent était largement tributaire du pétrole russe.

Voyez-vous des analogies entre la guerre d’Afghanistan et celle de Tchétchénie?

Plus qu’il n’y paraît. Lorsque l’on est arrivés en Afghanistan, on a été reçus à bras ouverts par 90% de la population. Lorsque l’on est parti, ils étaient 100% à nous haïr. Pourquoi? Un jour, on a tiré sur l’une de nos colonnes. Alors le commandant a rasé le hameau d’où étaient venus les combattants. Puis on en a rasé d’autres jusqu’à ce qu’on arrive à une guerre totale et à ce que les moujiks locaux n’aient plus rien à perdre. Cela a été pareil en Tchétchénie. Les forces armées russes y ont rasé neuf localités. J’ai fait beaucoup de guerres et j’ai compris que dans toutes, il faut savoir à un moment conclure la paix.

Pourquoi, après avoir été candidat, vous êtes-vous rallié à Boris Eltsine entre les deux tours de la présidentielle (en juin)?

Je ne voulais pas d’un retour au passé avec Ziouganov (le candidat communiste arrivé second). En même temps, je voulais voir comment fonctionnait l’institution présidentielle. Je m’étais donné deux mois. Ce que j’y ai vu est pire que ce que je pouvais imaginer. La découverte la plus effarante que j’ai faite, c’est comment les décisions sont prises à la tête de l’Etat. Un exemple: lorsque j’ai rencontré le Président, je ne lui ai pas présenté ma démission. Je lui ai juste expliqué qu’en raison des entraves mises par ses fonctionnaires, j’avais perdu tout moyen d’influencer le processus de paix en Tchétchénie. Le résultat: le Président est apparu à la télé (pour annoncer le limogeage de Lebed, ndlr)… Ce qui veut dire qu’après notre rencontre, il a reçu quelqu’un d’autre qui a démoli mon bilan et lui a conseillé de m’écarter.

Le Président n’est pas si simple; il peut lui-même être rusé.

Oui, lorsqu’il est en bonne santé.

Vous semble-t-il influençable?

Absolument. Aujourd’hui l’entourage du Président utilise sa fille (Tatiana Diatchenko), en qui Eltsine a une totale confiance, pour faire passer des messages importants. Or, comme toutes les femmes -c’est mon avis personnel-, elle est très influençable.

Quand tu discutes avec le Président, tout va bien, il écoute, il participe. Puis tu le laisses et tu n’as plus de nouvelles de lui. Alors tu regardes la télé… En fait, la règle au Kremlin, c’est de dire oui toujours et à tout le monde. Si tu discutes, même en argumentant, on t’expulse de l’équipe.

JELNOROVITCH Natalia

Libération
MONDE, jeudi 24 octobre 1996, p. 8

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