Le départ de l’artisan des accords qui ont mis fin à la guerre suscite l’inquiétude à Grozny.

MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANTE – Alexandre Lebed ne regrette rien. Ni d’avoir accepté les deux postes que lui avait offerts Boris Eltsine ni d’en avoir été privé, a-t-il dit durant sa conférence de presse, jeudi 17 octobre. Il ne déplore qu’une seule chose : de devoir abandonner sa mission de représentant spécial du président en Tchétchénie.

L’oukase sur sa destitution (signé à grand-peine par Boris Eltsine devant la télévision pour qu’il ne fût pas dit que quelqu’un l’avait fait à sa place) ne précise pas, il est vrai, que le général perd aussi cette troisième fonction. “Mais j’ai l’intuition qu’il en est ainsi”, a-t-il déclaré, précisant que cela aura une “influence négative” sur le processus de paix engagé le 31 août avec la signature des accords de Khassaviourt. Jusqu’à quel point ? Apparemment, Alexandre Lebed ne le sait pas plus que quiconque en Russie. Il a tenu, jeudi, des propos contradictoires à ce sujet. Estimant qu’il est très probable que la guerre reprenne, il a par ailleurs affirmé que, grâce à son action, “le mécanisme de la guerre a été cassé” et que “les peuples de Russie auront assez de bon sens pour empêcher un retour dans la spirale sanglante”.

Le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, a pris soin de préciser, jeudi soir, que le processus de paix en Tchétchénie n’était plus l’apanage du général Lebed, que le Kremlin l’avait approuvé et qu’il sera poursuivi. Néanmoins, beaucoup d’incertitudes subsistent.

UN RAPPORT CONTRE KOULIKOV

Interrogé sur les raisons les plus probables de son éviction, Alexandre Lebed a répondu qu’il s’agissait sans doute du rapport détaillé sur la Tchétchénie qu’il a rédigé pour le président Eltsine, et qu’il avait partiellement lu devant la Douma, la Chambre basse du Parlement, réunie spécialement lundi à huis clos. Selon la presse, il y accuse nommément le ministre de l’intérieur, Anatoli Koulikov, de porter la responsabilité de la chute de Grozny, le 6 août, et des pertes subies par les troupes russes. Il accuse aussi ce général d’avoir fait tuer “des milliers” de civils dans les camps de filtration tenus par les forces russes en Tchétchénie, et de figurer au nombre des vrais responsables de cette guerre en général.

Ce rapport, a affirmé Alexandre Lebed, n’a pas été montré au président. De même, a-t-il dit, que de nombreux autres rapports qu’il lui avait adressés, y compris celui qu’il rédigea à son retour de Bruxelles, où il était invité, les 7 et 8 octobre, par le secrétaire général de l’OTAN. “On m’a accusé auprès de Boris Eltsine d’avoir pactisé avec les maudits impérialistes occidentaux”, a-t-il précisé. Quand à son rapport sur la Tchétchénie, il provoqua non seulement la contre-attaque du général Koulikov ce dernier accusant l’envoyé du président de Tchétchénie de préparer un prétendu “coup d’Etat” mais aussi son limogeage le lendemain.

Alexandre Lebed est certainement au moins partiellement sincère lorsqu’il déclare ne regretter que ses missions en Tchétchénie. Il est clair, pour qui l’a observé sur place, qu’il a noué de réelles relations de confiance avec les indépendantistes, et notamment leur chef militaire, Aslan Maskhadov.

RETRAIT MILITAIRE EN COURS

En Tchétchénie, Alexandre Lebed fut souvent acclamé par des foules en larmes et reconnaissantes. En net contraste avec l’accueil qu’il reçut à Moscou même, où les députés presque unanimes l’ont traité de “traître à la patrie”. Leur hostilité était peu éloignée de celle de journaux autrefois “libéraux” et antiguerre, mais qui, une fois celle-ci gelée, sont devenus “patriotes” et soucieux à l’extrême de “l’intégrité territoriale de la Russie”. Alexandre Lebed répondait que ceux qui professent une telle opinion doivent aller l’exposer devant les soldats russes en loques et affamés qui se trouvaient en Tchétchénie.

Aujourd’hui, l’évacuation des troupes dépendant du ministère de la défense est achevée et celle des hommes appartenant au ministère de l’intérieur devrait commencer. Les soldats sont regroupés sur quelques bases et n’interfèrent pas dans la vie du pays (sauf à Grozny où ils forment des “patrouilles mixtes” avec les indépendantistes). Mais aucune date n’a été fixée pour la fin de ce retrait militaire russe et Moscou entend toujours laisser deux brigades sur place pour bien manifester “l’appartenance de la Tchétchénie à la Russie”.

L’annonce du limogeage d’Alexandre Lebed a donc entraîné une vive inquiétude chez les Tchétchènes. Aslan Maskhadov a déclaré que la population doit désormais se préparer à une éventuelle reprise de la guerre “car on peut attendre n’importe quoi de gens comme Koulikov”. Maskhadov venait d’être choisi par les dirigeants tchétchènes pour diriger le gouvernement en attendant les élections législatives et présidentielle que les indépendantistes souhaitent tenir dès janvier. C’est lui aussi qui avait été invité le mois dernier, avec Alexandre Lebed, par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, avant que celle-ci ne renonce à son projet sous les pressions du Kremlin.

Jeudi, Leni Fischer, présidente de cette Assemblée, en visite à Moscou, fut la dernière personne à avoir rencontré Alexandre Lebed encore ès qualités. Après sa destitution, le général a déclaré que désormais sa visite à Strasbourg est devenue plus probable.

SHIHAB SOPHIE

Le Monde
samedi 19 octobre 1996, p. 3

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