LE 23 août, le président Boris Eltsine autorisait le secrétaire du Conseil de sécurité, le général Alexandre Lebed, à “mener des négociations et à signer un accord [avec les indépendantistes tchétchènes] sur le règlement politique du conflit en Tchétchénie et la définition du statut de la Tchétchénie en tant que partie intégrante de la Fédération de Russie”. Depuis l’attaque du 6 août 1996, qui a permis aux combattants de la petite République indépendantiste de reprendre en quelques heures le contrôle de Grozny, la défaite de l’armée russe était en effet devenue encore plus flagrante.

Après vingt et un mois de guerre, elle est visiblement incapable de “rétablir l’ordre” dans la république caucasienne, comme elle en avait reçu la mission. C’est donc contraint et forcé que le Kremlin opte pour la négociation. A charge pour le général Lebed, qui a toujours prôné un règlement pacifique, de trouver une solution à cette débâcle politique et militaire dans un conflit dont le nombre de victimes s’élève à 60 000, voire 80 000 morts, essentiellement des civils.

Forts de leur victoire du 6 août, les indépendantistes laissaient entendre qu’ils étaient prêts à examiner des options “qui ménagent les intérêts de la Russie”, selon les termes du porte- parole indépendantiste, M. Movladi Oudougov. Dans la nuit du 30 au 31 août, après sept heures de négociations, le général Lebed et le chef d’état-major tchétchène, M. Aslan Maskhadov, signaient un accord de paix.

Si le principal mérite du texte est de mettre fin à la guerre, la déclaration commune adopte une formulation volontairement vague, qui se base, en fait, sur le principe du “report de la décision”. Il repousse en effet au 31 décembre 2001 une décision sur le futur statut de la Tchétchénie. Il ne précise cependant ni comment ce statut sera défini d’ici à la date limite ni qui gouvernera la République caucasienne durant cette période. Il ne fixe pas non plus de date limite au retrait total des troupes russes de l’ensemble du territoire de la Tchétchénie (elles ont déjà évacué Grozny), mais en pose, en revanche, le principe. Et c’est grâce à cet engagement que le général Lebed a obtenu que les indépendantistes passent sous silence leur revendication d’indépendance.

Décidément bien prudent, le texte ne comporte même pas le mot “statut”: il parle des futures “relations entre la République tchétchène et la Fédération russe”. Ce point précis a soulevé beaucoup de critiques à Moscou, où la classe politique est unanime à rejeter le principe d’une indépendance de la Tchétchénie. Le général Lebed lui-même, tout en ne refusant pas d’aborder la question, renvoyait toujours à l’idée que l’indépendance ne serait pas viable.

Son plan tenait en quelques phrases: “Sortir de Tchétchénie tous les civils russes, stopper les livraisons d’argent en Tchétchénie, retirer les troupes sur la frontière de 1956 [le long de la rivière Terek, ce qui laisserait dans la Fédération de Russie deux régions du nord de la Tchétchénie], organiser un référendum… Mais rester avec nous, précise-t-il, présente pour la Tchétchénie plus d’avantages que d’être indépendante.” De retour à Moscou après avoir signé l’accord de paix, il déclare: “Je suis pour l’intégrité de la Russie, mais, ajoute- t-il, je ne soutiens pas les méthodes qui ont été utilisées jusqu’à maintenant.” Le général n’avait en effet cessé d’affirmer, publiquement et en termes très durs contre le gouvernement, son opposition à l’intervention en Tchétchénie. Ce qui lui avait coûté, en mai 1995, son poste de commandant de la XIVe Armée, basée en Moldavie.

Parmi les généraux russes, rares sont du moins aujourd’hui ceux qui soutiennent le bien-fondé de l’intervention. Pour tous, en revanche, la République caucasienne, qui a déclaré unilatéralement son indépendance en octobre 1991, profitant de l’effondrement de l’URSS, doit rester dans le giron de la Fédération de Russie. Les différents interlocuteurs interrogés parlent d’ailleurs de la “Russie” et non de la “Fédération de Russie”, par un manque de vigilance sémantique significatif.

M. Edouard Vorobiev est membre du mouvement Choix de la Russie. Général, il s’est vu confier, en décembre 1994, le commandement des troupes fédérales en Tchétchénie. Il a refusé cette fonction et a démissionné de l’armée. “Comme hier l’Union soviétique, la Russie, explique-t-il, est un État multinational. Son intégrité territoriale est une condition essentielle de sa stabilité. C’est une question vitale. La Tchétchénie a une frontière avec le Daghestan et la Géorgie. Si nous créons un précédent, nous donnerons le mauvais exemple aux autres Républiques caucasiennes qui font partie de la Russie, comme le Tatarstan, la République de l’Ondmourtie et d’autres. Mais l’utilisation de la force dans un conflit, comme on l’a fait en Tchétchénie, ne peut contribuer à l’intégrité de la Russie. Pour que l’union des Républiques puisse résister à l’épreuve du temps, la Russie doit entretenir des relations d’égalité entre le centre et les Républiques. La Tchétchénie a échappé à ce modèle.”

Membre du Parti communiste, le général Valentin Varennikov manifeste la même crainte d’une “réaction en chaîne”, en cas de “séparation de la Tchétchénie d’avec la Russie”. “Nous devons préserver, explique-t-il, l’unité de toutes les Républiques du Caucase qui assurent la sécurité de nos frontières au sud.” Mais, comme son collègue Vorobiev, le général Varennikov pense que l’intervention militaire devait être évitée. Le président russe devrait, estime-t-il, aller au compromis, comme il le fit dans le cas du Tatarstan.

Comme les Tchétchènes, les Tatars, également musulmans, s’opposent de longue date aux Russes. Le 30 août 1990, ils proclament la souveraineté du Tatarstan qui, en 1992, refuse de signer le traité d’adhésion à la Fédération de Russie. Deux ans plus tard, un traité de décentralisation des pouvoirs, conclu avec la Fédération, fait du Tatarstan un Etat souverain et sujet de droit international, “associé” à la Fédération de Russie. A défaut d’une indépendance totale, la République dispose d’une très large autonomie dans l’exploitation de ses richesses et d’un statut fiscal privilégié ( 1 ).

Modèle de gestion d’un conflit et modèle de statut, un traité du même type a été signé depuis par plusieurs Républiques du Nord-Caucase comme la Kalmoukie et l’lngouchie. Beaucoup d’hommes politiques, de généraux et d’experts russes préconisent de suivre la même voie pour résoudre le conflit avec la Tchétchénie. Mais les indépendantistes tchétchènes s’en contenteront-ils? La question, en tout cas, ne sera pas posée avant cinq ans…

L’accord Lebed-Maskhadov a fait grincer beaucoup de dents à Moscou. Dans un premier temps du moins. Dès le lendemain, la presse russe dénonçait une “capitulation”. Le gouvernement, après avoir traîné les pieds, a finalement apporté son soutien. Tout en assurant approuver l’accord, M. Boris Eltsine a jeté un froid en se déclarant hostile à un retrait rapide de l’armée russe, pourtant au coeur du compromis. Tant d’atermoiements incitent à la prudence. En attendant, quelques unités ont déjà commencé à quitter la Tchétchénie.

Le texte est flou, certes. Mais aurait-il été signé, sinon, par les deux parties? Si le document ne reconnaît pas l’indépendance de la Tchétchénie, il se garde néanmoins de mentionner qu’elle fait partie de la Russie. Selon les signataires russes du texte, et à l’inverse des indépendantistes, le report de toute décision sur le statut de la Tchétchénie signifie que, d’ici à cinq ans, elle reste une République russe.

Ce point de vue prévaut parmi les juristes russes. Consulté sur l’aspect constitutionnel du texte signé par le général Lebed, M. Oleg Khestov, professeur à l’Académie diplomatique et vice-président de l’Association russe de droit international, est formel: “Les documents comprennent des formulations de compromis, mais partent du fait que la Tchétchénie fait partie intégrante de la Russie… Le mot “statut” n’est pas mentionné dans le texte. Pourquoi? L’on parle de “principes déterminant les relations entre la Fédération de Russie et la Tchétchénie”. Mais c’est parce que le statut est déjà défini par la Constitution, qui stipule que la Tchétchénie est un sujet de la Fédération de Russie… Les relations devront être déterminées conjointement jusqu’à l’an 2001. L’accord présume que la Tchétchénie fait partie de la Russie et le pouvoir russe agit là-bas selon ce protocole.”

Dans cinq ans, que se passera-t-il? La Russie espère que le temps jouera en sa faveur. L’amélioration de la situation devrait amener la Tchétchénie à renoncer à revendiquer l’indépendance. “Si le pouvoir russe mène une politique raisonnable en se fondant sur ces documents, poursuit M. Oleg Khlestov, s’il développe des relations économiques et sociales, s’il assure la protection des droits de l’homme, alors les Tchétchènes seront satisfaits. Car l’indépendance d’un Etat si petit serait une situation anormale.”

L’accord, cela dit, a atteint son but: mettre fin à une guerre brutale et absurde aux yeux de la grande majorité de la population. A en croire un sondage de février 1996, réalisé par le centre Vitsiom, seuls 24 % des Russes considéraient qu’il fallait poursuivre les opérations et garder par tous les moyens la Tchétchénie dans la Fédération de Russie. Le conflit s’était transformé en un véritable bourbier pour les troupes russes, et la “restauration de l’ordre” en un terrible désastre politique et militaire. La nécessaire réforme de l’armée impliquait, de l’avis de nombreux militaires, qu’elle se dégage de cette catastrophe.

L’indépendance de la Tchétchénie est- elle absolument impensable? M. Dimitri Orechkine, spécialiste en géopolitique et consultant régulier des médias indépendants, se déclare pessimiste. “Les Tchétchènes iront jusqu’à la séparation d’avec la Russie. Ils n’arrêteront pas leur lutte de libération nationale. En fin de compte, Moscou pourrait prendre conscience qu’il est à la fois déraisonnable et beaucoup plus coûteux de conserver la Tchétchénie de force que de la laisser partir en paix.”

Opinion isolée? Sans doute pas. Ne projette-t-on pas déjà, au Kremlin un nouveau parcours d’oléoducs contournant la Tchétchénie? Actuellement, ils sont deux à traverser la République caucasienne: l’un qui transporte le pétrole du Kazakhstan, l’autre celui qui vient d’Azerbaïdjan (voir, ci-dessus, l’article de Vicken Cheterian). De même, la Russie aurait l’intention de construire une ligne de chemin de fer reliant le sud de la Russie au Daghestan sans passer par la Tchétchénie. Suite à cette information, les Izvestia notaient, le 10 septembre: “Le fait que l’on ait ressorti si rapidement ce projet oublié donne à croire que la direction russe s’apprête à prendre des décisions politiques sur la Tchétchénie qui réduiront l’importance de sa situation stratégique dans le Caucase du Nord.”

Slick Marie-Claude

Le Monde diplomatique
mardi 1 octobre 1996, p. 16;17

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