Boris Eltsine, qui n’a toujours pas rencontré son “représentant personnel” en Tchétchénie, semble davantage soucieux de contrer l’ascension politique du général que de s’opposer à l’accord de paix.

MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANT – Le premier ministre russe Viktor Tchernomyrdine, cité par Itar Tass, a déclaré que Boris Eltsine approuvait entièrement l’accord de paix signé par Alexandre Lebed avec les indépendantistes tchétchènes. Pourtant, le chef de l’Etat russe n’avait toujours pas reçu, mardi 3 septembre, le général qu’il avait nommé il y a trois semaines son “représentant” en Tchétchénie. Et “ce n’est pas le fait du hasard”, a déclaré Anatoli Tchoubaïs, le chef de l’administration présidentielle. M. Tchoubaïs s’est entretenu, lundi 2 septembre, deux fois au téléphone avec le président. Le général Lebed n’a, lui, pas réussi à joindre le chef de l’Etat en vacances. Boris Eltsine a pourtant reçu, lundi, son premier ministre Viktor Tchernomyrdine. Celui-ci a ensuite exprimé de fortes réserves sur les accords de paix conclus en Tchétchénie. Ces rebuffades semblent plus destinées à contrer l’ascension politique du général Lebed qu’à remettre en question le processus de paix.

Ex-général sans armée, nouvel homme politique sans parti, conseiller du président sans accès au chef de l’Etat russe, Alexandre Lebed est un homme populaire, mais isolé. Voire menacé : son entourage a fait état de tentatives d’assassinat contre le nouveau représentant de Moscou en Tchétchénie, qui, à deux reprises, a été la cible de tirs, russes, lors de ses navettes dans la République séparatiste. Propulsé sur l’avant-scène par la négociation d’un cessez-le-feu puis par la signature, samedi 31 août, d’un accord politique pour mettre fin à la guerre en Tchétchénie, Alexandre Lebed, qui ne cache pas ses ambitions présidentielles, est sous le feu des critiques, rarement enrobées de compliments. Il a reconnu, lundi, qu’il se sentait “seul sur la champ de bataille”.

Boris Eltsine ne l’a pas reçu depuis trois semaines, malgré ses demandes répétées. Et lundi le président russe, en vacances au nord de Moscou et en “traitement médical préventif”, selon l’agence Tass, a refusé de lui parler au téléphone. Par contre, Anatoli Tchoubaïs, le chef de l’administration présidentielle, s’est vanté d’avoir joint à deux reprises, lundi, le chef de l’Etat, qui a aussi trouvé le temps et l’énergie de recevoir son premier ministre, Viktor Tchernomyrdine. M. Lebed a beau affirmer que le gouvernement a “pleinement approuvé” l’accord qu’il a signé samedi avec les séparatistes et qui ouvre la voie à l’indépendance de la Tchétchénie, le premier ministre a souligné, par la voix de son porte- parole, que “l’intégrité territoriale de la Russie” primait sur tout. Et qu’il s’interrogeait sur “le prix politique des accords, sur leurs conséquences pour la région du Caucase et pour la Russie dans son ensemble”.

TRAVAIL DE SAPE

N’osant s’attaquer de front à l’homme qui a signé le premier accord de paix digne de ce nom en Tchétchénie, Boris Eltsine, son puissant administrateur Tchoubaïs et le premier ministre Viktor Tchernomyrdine, qui n’ont pas de politique de rechange à part la guerre à outrance, semblent mener un travail de sape contre le “héros” qui a évité le bain de sang à Grozny. Peu à peu, le général est revêtu des habits du traître.

Menacée par l’ascension rapide et la popularité du général, l’opposition communisto-nationaliste fournit l’artillerie lourde. Elle tire à boulets rouge sur le “traître Lebed”, selon le titre du quotidien Zavtra. La presse libérale n’est pas plus tendre. Le quotidien d’affaires Kommersant écrit, lundi, que “la Russie ne se rend pas même à un autre Etat, mais à quelque chose de bien pire : le chaos”. Vitali Tretiakov, le directeur du quotidien libéral et “démocrate” Nezavissimaïa Gazeta, demande la “démission d’un gouvernement stupide qui a signé une reddition avec des gens étrangers, rebelles et armés”. Certes, d’autres journaux gardent une prudente neutralité, tandis que des envoyés spéciaux écrivent la légende du général russe qui bat un commandant tchétchène aux échecs, qui s’aventure presque sans protection au milieu des rebelles.

Face aux intérêts qui se liguent pour contrer sa fulgurante ascension, le général Lebed pratique la politique de la “paix accomplie” en Tchétchénie, prend la presse à bord de son avion et l’opinion publique à témoin. Lorsqu’en pleine crise, début août, le président le nomme représentant spécial en Tchétchénie, Alexandre Lebed dit publiquement que certains lui ont confié cette mission parce qu’ils espèrent qu’il va s’y “casser le cou”. Lorsque, après avoir négocié un cessez-le-feu, les négociations politiques s’engagent, le général retourne d’abord prudemment à Moscou pour arracher des signatures. Car, dit-il alors, “beaucoup de gens à Moscou attendent que je signe un document qu’ils puissent rejeter”.

La partie, où la Tchétchénie n’est qu’un échiquier sanglant, se poursuit. Au sommet de l’Etat, les critiques du général lui reprochent aujourd’hui les différences entre le projet d’accord difficilement approuvé à Moscou et le texte finalement signé avec les Tchétchènes.

LIGNE DE MIRE

Même s’il domine encore la partie, Alexandre Lebed ne l’a pas encore emporté. Il n’a pas réussi à avoir la tête, début août, du ministre l’intérieur, Anatoli Koulikov. Il n’a pas encore obtenu le départ, qu’il réclame publiquement, de Dokou Zavgaïev, le chef de la République tchétchène mis en place par Moscou et qui continue à y dénoncer le “traître”.

Comme le note le célèbre journaliste Alexandre Minkine, l’important n’est pas le sort de la Tchétchénie, mais le jeu de pouvoir en Russie. Il s’agit d’éviter que le général Lebed ne devienne le prochain président, peut- être “avant l’an 2000”, comme il l’a dit lui-même, étant donné la santé fragile de Boris Eltsine.

Adopté par le Kremlin entre les deux tours de la présidentielle pour assurer la victoire de Boris Eltsine, l’ex- général parachutiste a fait de la lutte contre la corruption du pouvoir russe l’un de ses chevaux de bataille. Et il menace, ainsi, des intérêts solidement établis en Russie. Il a dans sa ligne de mire les “barons de l’énergie, ces nouveaux maîtres qui n’ont poursuivi que leurs propres intérêts en s’appropriant la rente des territoires et en sous-payant la population”. C’est- à-dire le premier ministre Viktor Tchernomyrdine lui-même, ex-patron du géant russe du gaz Gazprom et représentant du puissant complexe énergétique.

Le général a aussi dénoncé les nouveaux groupes financiers- industriels “semi-criminels”, selon ses paroles, dont le premier représentant, Vladimir Potanine, le président de la banque Onexim, vient d’être nommé vice-premier ministre en charge de l’économie. Certains voient dans cette lutte un “combat à mort”. Pour l’instant il se joue à fleuret moucheté dans les couloirs du pouvoir. Si l’on veut bien oublier les balles qui ont transpercé la voiture du général Lebed.

NAUDET JEAN BAPTISTE

Le Monde
mercredi 4 septembre 1996, p. 4

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