Le cessez-le-feu, décidé par les Russes et les indépendantistes, est entré en vigueur, vendredi, dans la République caucasienne. Des patrouilles “conjointes” surveilleront son application.

MOSCOU DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE – Après plus d’une semaine d’absence de la scène publique, Boris Eltsine a affirmé, jeudi 22 août, dans un court entretien télévisé, enregistré à l’avance, qu’il n’était pas “tout à fait satisfait” du travail du général Lebed en Tchétchénie. En critiquant l’homme qu’il avait investi de “tous les pouvoirs” pour régler le conflit, le chef de l’Etat a sans doute voulu montrer qu’il demeurait le maître de la politique russe. Un cessez-le-feu, sur l’ensemble du territoire de la République caucasienne, est entré en vigueur, vendredi à midi, heure locale (10 h, heure de Paris). Des “forces de police conjointes” seront chargées de le faire respecter. Alexandre Lebed a regagné Moscou pour y rencontrer le président Eltsine avant de retourner en Tchétchénie où il devait tenter, samedi, de trouver un accord politique avec les dirigeants indépendantistes.

Après plus de neuf heures de discussions, le général Lebed, représentant du président russe en Tchétchénie, et Aslan Maskhadov, le chef d’état-major des forces indépendantistes, ont signé, jeudi 22 août à Novye Atagui à 35 kilomètres au sud de Grozny, un accord qui pourrait mettre fin à vingt mois de guerre. L’accord prévoit la proclamation d’un cessez-le-feu sur tout le territoire tchétchène, à compter de ce vendredi 23 août à midi (heure locale), le retrait partiel des forces russes et tchétchènes de la capitale ainsi que la création de “forces de police conjointes” chargées de faire respecter l’ordre et d’empêcher les “provocations” et les “pillages”.

En quittant le fief des indépendantistes, le général a annoncé qu’il reviendrait en Tchétchénie “dans deux jours” pour la signature d’un “accord politique”, dont la teneur n’a pas été revélée. La principale pomme de discorde entre la direction russe et les indépendantistes demeure le statut de la Tchétchénie, dont Moscou rejette l’indépendance, proclamée en septembre 1991 par le président tchétchène d’alors, Djokhar Doudaev. “Ensuite nous entamerons le retrait des troupes”, a déclaré Alexandre Lebed, lors d’une conférence de presse à l’aéroport de Khankala, base des forces russes dans les environs de Grozny.

“UNE CHANCE RÉELLE”

Selon Aslan Maskhadov, interrogé vendredi soir par Radio-Svoboda, cet accord le troisième en deux ans constitue une “chance réelle de mettre fin à la guerre”. Le chef militaire indépendantiste, qui commanda par le passé un bataillon de l’armée soviétique en Hongrie, n’a de cesse de souligner que “le contact est bon” avec Alexandre Lebed. “Les précédents accords avaient été conclus avec, côté russe, des gens qui étaient les initiateurs de cette guerre et n’avaient donc aucun intérêt à la voir se terminer, tandis que le général Lebed, lui, n’a pas de sang sur les mains”, a indiqué Aslan Maskhadov.

Les espoirs de parvenir rapidement à la paix restent néanmoins faibles. L’accord signé est ambitieux : il consacre de facto la partition de Grozny entre forces russes et tchétchènes, ce qui est interprété par nombre de militaires russes comme un aveu de capitulation. “La petite Tchétchénie que personne ne pouvait même situer sur une carte, il y a peu, a infligé une défaite à la grande Russie”, commentait la télévision publique ORT, jeudi soir, après l’annonce de la signature de l’accord. “L’accord signé par Lebed ressemble à une capitulation”, titrait, vendredi matin, le journal libéral Nezavissimaïa Gazeta. D’autre part, une des faiblesses de l’accord réside dans la création de forces de police conjointes. Malgré l’enthousiasme manifesté par le général Lebed “les ennemis d’hier assureront l’ordre dans la ville”, on imagine mal comment, après vingt mois d’une guerre particulièrement sauvage (40 000 personnes, pour la plupart des civils tchétchènes, 5 000 à 10 000 soldats russes auraient péri), Russes et Tchétchènes pourront patrouiller ensemble dans les rues de Grozny… Enfin, l’annonce du retrait des troupes russes de la République caucasienne d’ici au 1e septembre un point réclamé par l’ensemble de la population tchétchène, promis maintes fois par les Russes et jamais réalisé laisse sceptique. C’est sur ce retrait des forces russes qu’avaient achoppé les premiers accords russo-tchétchènes de juillet 1995, les Russes s’étant toujours refusé à appliquer cette clause en prétextant “les luttes de clans inter-tchétchènes” qui ne manqueraient pas d’ensanglanter la République si l’armée dont la mission de “protection” de la population locale a déjà fait ses preuves venait à quitter le territoire. Selon un officier de l’état-major des forces russes, cité par l’agence Interfax, “le retrait de nos forces à cette date est impossible, vu la situation”. Cet officier, anonyme, a indiqué que deux régiments d’infanterie motorisés, retirés récemment de Tchétchénie, ont été rappelés sur place, depuis les événements de Grozny. Il a enfin indiqué que le ministère de la défense ne pouvait décider seul de ce retrait puisque “le commandement militaire en Tchétchénie est dans les mains du ministère de l’intérieur”, lequel, selon lui, compte déployer deux brigades supplémentaires dans la République caucasienne.

Mais le plus grand désaveu de la mission de paix du général Lebed est venu du président lui-même. Dans un entretien télévisé, accordé à l’agence RIA-Novosti, depuis le Kremlin et retransmis par toutes les télévisions russes, Boris Eltsine, qui est apparu en relative bonne forme, a déclaré qu’il n’était “pas tout à fait satisfait” du travail de son représentant en Tchétchénie. Irrité sans doute par la popularité croissante du général auprès d’une partie de l’opinion publique (Le Monde du 23 août), le chef de l’Etat a tenu à montrer qu’il restait, malgré ses absences, le seul maître à bord. Devenu un “champion de l’éclipse” lorsque des événements majeurs agitent le pays en décembre 1994, il avait par exemple disparu lors de l’intervention des troupes en Tchétchénie, officiellement pour une “opération de la cloison nasale”…, Boris Eltsine reste fidèle à sa tactique : celle qui consiste à jouer l’arbitre entre “durs” et “modérés” afin de consolider un pouvoir qui lui échappe en raison de son état de santé défaillant. A cet égard, l’affirmation de Boris Eltsine selon laquelle le général Lebed aurait reçu “tous les pouvoirs” pour résoudre la crise tchétchène fait sourire lorsqu’on sait que, voici quelques jours, il avait redonné à Anatoli Koulikov, ministre de l’intérieur et partisan avéré d’une solution de force, la haute main sur toutes les troupes déployées en Tchétchénie. Toujours est-il que le général Alexandre Lebed, secrétaire du Conseil national de sécurité russe, a regagné Moscou, dans la matinée de vendredi, et devait, selon l’agence Itar-Tass, rencontrer le président Boris Eltsine.

JEGO MARIE

Le Monde
samedi 24 août 1996, p. 4

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