Difficile de trouver, en Russie ou ailleurs, quelqu’un qui soutienne la guerre de Tchétchénie. A écouter nos responsables gouvernementaux, rien ne les préoccuperait tant que de la paix… Et les diplomates occidentaux s’inquiètent de ce que l’armée russe détruit les villages tchétchènes et tue des civils. Jusqu’aux militaires qui ne sont guère enthousiasmés par cette “opération de rétablissement de l’ordre constitutionnel”. Mais tout le monde semble s’en satisfaire, personne n’ayant inventé d’autre moyen que l’intervention armée pour écraser la résistance d’un peuple luttant pour son indépendance.

Les élites politiques russes et occidentales condamnent les cruautés de l’armée, mais s’accordent pour considérer que la Tchétchénie fait partie intégrante de la Fédération de Russie: le Kremlin aurait un droit inaliénable à défendre son territoire contre des séparatistes, l’Occident aurait le devoir de se taire au nom de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays souverain.

Les discours des “réalistes” ne cachent donc qu’une seule chose: leur conviction que la guerre se poursuivra à moins que les indépendantistes arrêtent de combattre pour leur indépendance. Ce qui est impensable. Juridiquement, la Tchétchénie n’est pas et n’a jamais été une “entité” de la Fédération de Russie. Elle relevait, jusqu’en 1991, du statut des Républiques autonomes au sein d’une République fédérative socialiste soviétique membre de l’Union soviétique. Or la Constitution soviétique prévoyait expressément que si l’une de ces républiques fédératives faisait sécession de l’URSS, ces entités autonomes accédaient automatiquement au droit à l’indépendance, sauf à y renoncer de manière explicite. L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ont profité de ce droit après la sortie de la Géorgie de l’URSS, tout comme le Karabakh et l’Azerbaïdjan. Et la Tchétchénie a toujours réclamé l’application de cette clause.

Les fondements juridiques de la Fédération de Russie reposent sur trois textes: l’accord de Béloveje sur la dissolution de l’URSS, le Traité fédéral de 1992 et la Constitution de 1993. Or la Tchétchénie n’était pas représentée à Béloveje; elle n’a pas signé le Traité fédéral. Quant au référendum constitutionnel organisé par Boris Eltsine en décembre 1993, juste après la destruction du Parlement par les chars, non seulement ses résultats ont toujours été mis en doute par les observateurs les plus impartiaux, mais la Tchétchénie a refusé d’y participer et, par conséquent, n’a jamais adopté la Constitution russe. Au contraire, elle a organisé, dès 1991, son propre référendum qui s’est prononcé massivement en faveur de l’indépendance. Depuis la disparition de l’URSS, la Tchétchénie est bien un Etat, avec ses propres lois et son gouvernement.

Dès lors, quel “ordre constitutionnel” l’armée russe rétablit-elle au Caucase? La guerre en Tchétchénie est le résultat de la décomposition de l’URSS; elle a été provoquée par le séparatisme russe de Boris Eltsine et non par le séparatisme tchétchène de Djokhar Doudaïev.

Ce dernier était prêt à réintégrer une Union multinationale si elle était rétablie mais il ne voulait pas que la Tchétchénie intègre une Russie nouvellement créée. Or Boris Eltsine et son régime ont dissous l’Union soviétique en étant tout à fait conscients des conséquences possibles pour la Russie. C’est Boris Eltsine qui, en 1991, a appelé les républiques à “prendre autant de souveraineté qu'[elles] le peuvent”. Et n’est-ce pas le pouvoir russe actuel qui a qualifié l’Etat multinational de “prison des peuples”?

Les prophéties sur la vague de séparatisme qui inonderait le Caucase et la Russie en cas de victoire des Tchétchènes relèvent donc de la démagogie la plus totale. D’autant que, à la différence de la Tchétchénie, pas une seule république ne dispose des motifs juridiques pour faire sécession. De plus, les élites régionales des autres entités autonomes ne sont pas folles; elles ont choisi en toute conscience le maintien à l’intérieur de la Russie et écraseront toute volonté séparatiste. Elles ont déjà montré plus d’une fois leur capacité à éliminer toute opposition, même la plus modérée.

Tous les discours sur les droits de l’homme des politiciens occidentaux ne sont qu’hypocrisie absolue: si l’Occident voulait l’arrêt de la guerre en Tchétchénie, ils n’auraient pas accepté de reconsidérer à la hausse le nombre de chars dont la Russie peut disposer sur son flanc sud dans le cadre du Traité de limitation des forces conventionnelles en Europe.

Pourtant, tôt ou tard, les peuples de Russie et de Tchétchénie trouveront un moyen de coexister. Même pour une Tchétchénie indépendante, les conditions économiques restent incertaines. Le règlement pacifique de la question mènerait justement à un rapprochement de la Tchétchénie et de la Russie sur le modèle du processus d’intégration engagé avec la Biélorussie. Mais sous la seule forme d’une intégration économique, d’une association ou d’un traité de confédération; aucune réconciliation ne sera possible tant que l’agression n’aura pas été reconnue, nommée et dénoncée comme telle.

Appeler à la paix tout en soutenant l’agression contre la Tchétchénie revient à condamner à mort, dans une guerre insensée, les Russes et les Tchétchènes. Et c’est le plus mauvais service que l’ont puisse rendre aujourd’hui à la Russie.

KAGARLITSKI Boris

Chercheur à l’Institut de politologie comparative de l’Académie des sciences de Russie

Libération
REBONDS, vendredi 19 juillet 1996, p. 6

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