A peine proclamée, la paix en Tchétchénie, qui aurait dû contribuer à faire réélire Boris Eltsine, est menacée. Les négociations prévues pour le samedi 1e juin entre Russes et indépendantistes tchétchènes à Makhatchkala, la capitale du Daghestan, ont été ” reportées ” sine die vendredi, officiellement pour des ” raisons techniques ” mais plus vraisemblablement en raison des agissements des forces russes sur le terrain. Alors que les opérations militaires ont été officiellement suspendues, qu’un cessez-le-feu signé lundi au Kremlin devait entrer en vigueur vendredi à minuit, les forces de Moscou ont, vendredi matin, encerclé Chali, petite ville du sud-est de la Tchétchénie où résident beaucoup de responsables indépendantistes. Samedi, des renforts russes sont arrivés devant cette ville de 30 000 habitants où la situation était ” très tendue “, selon un habitant cité par l’AFP. Des négociateurs tchétchènes se sont rendus au camp russe pour tenter de débloquer la situation.
Le général Vladimir Chamanov, commandant des forces du ministère russe de la défense en Tchétchénie, a exigé vendredi que les combattants indépendantistes présents à Chali rendent leurs armes avant samedi matin, menaçant de lancer une ” opération spéciale ” de confiscation, a rapporté la chaîne indépendante russe NTV. Des incidents armés ont opposé, vendredi à Chali, les forces de Moscou à la police locale, pourtant théoriquement ” pro-russe “. A la fin de cette opération, l’un des commandants indépendantistes tchétchènes de Chali a été tué lors d’un échange de tirs avec les forces russes. L’accord signé lundi au Kremlin prévoyait la fin de ces pratiques et la libération de tous les prisonniers. Jeudi, les Tchétchènes avaient libéré huit soldats russes en échange de la remise en liberté d’un nombre non précisé de combattants indépendantistes.
Les événements de Chali menacent de remettre en cause l’ensemble du processus. En annonçant l’ajournement des pourparlers, dans la soirée de vendredi, un porte-parole du gouvernement russe a démenti que les incidents de Chali soient la cause du retard. Dans la journée, le porte- parole des indépendantistes, Movladi Oudougov, avait affirmé qu’il n’était ” pas question d’aller négocier ” tant que la situation à Chali ne serait pas éclaircie et que la direction russe ne serait ” pas capable de faire respecter l’accord signé le 27 mai à Moscou qui prévoit que toutes les questions doivent être réglées uniquement par des méthodes politiques “.
Beaucoup de détails indiquent que, dans l’euphorie qui semble s’être emparée du camp elstinien à l’approche du premier tour de l’élection présidentielle le 16 juin, les autorités russes se sont décidées à ” passer en force “. En violation de l’accord conclu avec les indépendantistes prévoyant, selon les négociateurs de l’OSCE, que la question cruciale du statut de la Tchétchénie ne serait pas abordée, Boris Eltsine a annoncé, et publié, un projet qui refuse l’indépendance de la République. ” On peut sérieusement douter que ces négociations mènent à la paix “, a déclaré, jeudi, Aslan Maskhadov, le chef d’état-major des indépendantistes. ” Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir. Mais nous avons aujourd’hui l’impression que tout cela est une manoeuvre électorale [de Boris Eltsine]. Nous ne voulons pas être des acteurs de sa campagne “, a-t-il expliqué.
Boris Eltsine bat les tréteaux en répétant que ” la paix est revenue en Tchétchénie ” et en affirmant que la petite République restera au sein de la Fédération de Russie. Le Kremlin se propose même de signer ce statut de ” souveraineté limitée ” avant le second tour de l’élection présidentielle, avec Dokou Zavgaev, le ” chef de la République ” tchétchène installé par Moscou. Mais les séparatistes tchétchènes n’ont aucunement renoncé à l’indépendance. ” Allah a donné une chance à la Russie de sortir de ce jeu sale qu’elle mène contre le peuple tchétchène. Si la sale politique se poursuit, il faudra renoncer à appliquer ses accords “, avait déclaré le dirigeant tchétchène, Zelimkhan Ianbardiev.
Le général Viatcheslav Tikhromirov, commandant des forces russes en Tchétchénie, dépité par le cessez-le- feu, avait mis en garde les indépendantistes : ” Ne comptez pas sur nous pour répéter l’erreur de l’an dernier et laisser les rebelles se regrouper et reprendre leur souffle “.
Impopulaire chef du ” parti de la guerre “, le ministre russe de la défense, Pavel Gratchev, aurait dû être sacrifié sur l’autel de la paix. La presse russe annonçait, une fois de plus, son renvoi. Il est resté à son poste. Tout en se disant ” prêt à démissionner dans l’intérêt de notre victoire “, Pavel Gratchev a estimé que Boris Eltsine avait compris qu’il ” ne gagnerait rien en se débarrassant de [lui] “. Il a même prédit des ” grondements ” dans l’armée s’il était licencié.
NAUDET JEAN BAPTISTE
Le Monde
lundi 3 juin 1996, p. 4